Tribune : les joueuses délaissent leurs tournois, la WTA devrait s’en inquiéter
Le tennis féminin bénéficie depuis trois ans d’une vague de joueuses exceptionnelles qui pourraient proposer des matchs mémorables, notamment sur le circuit WTA. Mais l’organisation n’a paradoxalement jamais paru aussi fragile qu’aujourd’hui, avec des tournois peu considérés par les joueuses elles-mêmes au détriment de ceux organisés par les épreuves du Grand Chelem.
Naomi Osaka, Bianca Andreescu, Iga Swiatek et tant d’autres : la Women’s Tennis Association (WTA), qui régit et coordonne l’organisation des tournois de tennis féminin dans le monde, est gâtée par l’émergence de jeunes pousses qui ont vite éclos, et dont les styles de jeu attrayants promettent des rivalités potentielles passionnantes pour la prochaine décennie.
Mais encore faudrait-il qu’elles s’affrontent plus régulièrement, car le fait est qu’elles ne manifestent que rarement leur intérêt pour les tournois estampillés WTA, et ne semblent envisager leurs carrières respectives que dans la perspective des sacro-saints tournois du Grand Chelem (Open d’Australie, Roland-Garros, Wimbledon, US Open) gérés par l’International Tennis Federation (ITF).
Le forfait d’Andreescu à Strasbourg
La canadienne Andreescu, 20 ans, en donne un exemple criant cette semaine. Très souvent blessée, la gagnante de l’US Open 2019 a fait son retour au tournoi de Strasbourg. Après deux rencontres aisément gagnées, la tête d’affiche de l’événement a déclaré forfait pour le reste de la compétition citant un petit problème abdominal, tout en précisant qu’il n’y avait ”rien de sérieux”. La priorité est explicitement désignée : Roland-Garros. Tant pis pour Strasbourg, ses organisateurs, ses bénévoles, ses spectateurs.
La semaine qui précède un Grand Chelem est régulièrement victime de cette manière de procéder. La nouvelle icône et star du circuit, Naomi Osaka, est aussi coutumière du fait : elle a gagné les deux derniers titres du Grand Chelem (US Open 2020, Open d’Australie 2021) en ayant déclaré forfait après quelques matchs joués lors des tournois se tenant les semaines précédentes (au Western & Southern Open de Cincinnati en 2020, au Gippsland Trophy de Melbourne en 2021).
La Japonaise est plus généralement l’antithèse d’une stakhanoviste des courts. Lorsqu’elle s’est présentée en avril dernier à Miami, l’un des tournois les plus importants de l’année, elle s’est lourdement inclinée en quart de finale, invoquant quelques semaines plus tard ”un mal du pays”. C’était le cinquième tournoi qu’elle jouait en un an, seulement le deuxième du circuit WTA, rendant bancale la théorie de l’usure mentale.
De son côté, Iga Swiatek, qui défendra son titre à Roland-Garros la semaine prochaine, avait déclaré forfait pour Stuttgart peu avant les tournois de Rome et Madrid. Etait-elle blessée ? Que nenni ! La Polonaise a jugé l’étape italienne et la halte espagnole suffisantes pour préparer Roland-Garros.
Les pépites du tennis féminin n’ont que peu d’intérêt pour leur propre circuit, ce qui laisse songeur sur la capacité du public, des médias et des sponsors à en manifester davantage.
Gagner Stuttgart pour gagner Stuttgart ne semble plus une motivation en elle-même, même pour une joueuse de 19 ans qui n’a soulevé que trois trophées dans sa jeune carrière. Les pépites du tennis féminin n’ont que peu d’intérêt pour leur propre circuit, ce qui laisse songeur sur la capacité du public, des médias et des sponsors à en manifester davantage.
Il faut dire que dans l’imaginaire collectif, largement relayé par les médias spécialisés, les quatre tournois majeurs sont désormais considérés comme le seul paramètre qui déterminerait une forme de classement définitif des meilleur.e.s joueurs et joueuses de tous les temps. Cette perception s’est accentuée ces quinze dernières années sous l’impulsion du monstre à trois têtes incarné, dans le tennis masculin, par Roger Federer, Rafael Nadal et Novak Djokovic.
Federer, Nadal et Djokovic ont trusté les titres du Grand Chelem des quinze dernières années. Personne d’autre, chez les hommes, dans l’histoire du jeu, n’a gagné autant de tournois majeurs que ces trois grands manitous, ce qui a provoqué une attention hystérique sur le décompte de victoires dans cette catégorie de tournois.
Cette réalité a eu un impact considérable sur le circuit féminin, à commencer par Serena Williams. La longévité et le palmarès de l’Américaine, ainsi que le niveau de jeu atteint à son meilleur niveau, indiquent qu’elle est la meilleure joueuse de l’histoire. Pourtant, à bientôt 40 ans, comme gagnée malgré elle par cette course frénétique aux tournois majeurs, Serena poursuit encore aujourd’hui l’objectif d’un vingt-quatrième titre du Grand Chelem dans l’optique notamment d’égaler, voire de dépasser le record pourtant obsolète détenu par Margaret Court dans les années 1970.
De multiples rivalités se sont créées d’abord sur le circuit WTA, puis se sont matérialisées en Grand Chelem.
Lorsque Steffi Graf a gagné son vingt-deuxième titre du Grand Chelem en 1999, elle n’avait pas cette obsession des records, parce qu’une carrière ne se résumait pas seulement à ces titres-là. A cette époque, la WTA avait un calendrier autonome, avec des tournois qui se suffisaient à eux-mêmes et qui avaient construit des partenariats locaux efficaces pour fédérer des publics qui revenaient tous les ans dans des stades à taille humaine.
Les gens se pressaient pour aller voir Martina Hingis, Justine Hénin, Jennifer Capriati, les sœurs Williams, Anna Kournikova, Monica Seles et tant d’autres. Les tournois co-organisés avec leurs homologues masculins de l’Association of Tennis Players (ATP) existaient mais n’étaient pas légions, et de multiples rivalités se sont créées d’abord sur le circuit WTA, puis se sont matérialisées en Grand Chelem. On peut penser à Martina Hingis et Venus Williams, dont la première rencontre à Miami en 1997 avait bénéficié d’une couverture médiatique exceptionnelle pour un deuxième tour.
Tournois obligatoires et bonus financiers
Mais il y eut un tournant à la fin des années 2000, alors qu’une nouvelle génération de joueuses brillantes débarquait (Kvitova, Azarenka, Wozniacki, Radwanska …). Sous l’impulsion de Stacey Allaster, alors dirigeante charismatique de l’organisation, la WTA a ainsi lancé en 2009 un nouveau calendrier, avec des tournois obligatoires à jouer pour les joueuses (à l’instar des Masters 1000 chez les hommes), et un système de bonus financier massif à la clé réservé aux meilleures joueuses pour les inciter à se rendre dans des villes comme Wuhan ou Cincinnati.
Des tournois de longue tradition ont fini par s’éteindre (Berlin, Zurich, Amelia Island, San Diego, Paris-Coubertin) au profit notamment de nombreux tournois en Chine (Wuhan, Guangzhou, Zuhai, Zhengzhou) qui se déroulent dans des stades vides, impersonnels et démesurés. Aujourd’hui, les joueuses ne sont plus sensibles à l’histoire de la WTA car la plupart des tournois en sont maintenant dénués.
Même à Miami, tournoi-phare solidement installé depuis plusieurs décennies, Elina Svitolina, N°6 mondiale, a concédé cette année “un manque de motivation” avant le début de l’épreuve, en raison de la baisse du prize money (conséquence logique de la pandémie). C’est pourtant un titre prestigieux qu’elle n’a jamais remporté.
L’ATP, en revanche, a su mettre ses œufs dans plusieurs paniers, en conservant des tournois historiquement très ancrés (y compris quand ils étaient menacés de disparition, comme celui de Monte-Carlo) tout en ajoutant ici et là de nouveaux tournois pour durablement et prudemment se diversifier. Et il faut noter que même si les tournois du Grand Chelem sont une priorité évidente pour les joueurs, ceux-ci s’investissent dans les autres tournois ATP parce que le calendrier est resté très stable, et a entretenu l’histoire de tournois qui ont gardé une valeur évidente aux yeux des joueurs, notamment ceux de la Next Gen, qui en profitent pour étoffer leur palmarès tout en nourrissant l’histoire du circuit : l’émotion de Tsitsipas, titré à Monte-Carlo le mois dernier, a par exemple marqué les esprits.
Le seul leitmotiv qui fait office de vision pour l’organisation américaine n’est qu’une promotion du féminisme qui n’est exclusivement vu qu’à travers le prisme de la réussite financière personnelle.
Outre ce basculement, l’autre problème majeur de la WTA est davantage lié à ce qui a fondé son identité même. Le seul leitmotiv qui fait office de vision pour l’organisation américaine n’est qu’une promotion du féminisme qui n’est exclusivement vu qu’à travers le prisme de la réussite financière personnelle. Rien de plus logique quand on sait que l’Association a été fondée en 1973 par neuf joueuses (dont l’intouchable Billie Jean King) en guise de protestation face aux inégalités de salaire auxquelles elles étaient confrontées lors des tournois mixtes.
C’est dans cette optique qu’on peut comprendre aussi pourquoi la WTA s’est tant enorgueillie en 2018 d’avoir obtenu un contrat avec le gouvernement chinois pour accueillir pendant 10 ans, à Shenzhen, le WTA Finals (le Masters féminin) avec un prize money record à la clé : 14 millions de dollars pour les huit participantes, dont 4 pour la gagnante. Cette épreuve-reine de la WTA a pourtant perdu de son lustre depuis qu’il est itinérant (depuis 2001, il est passé par Munich, Los Angeles, Doha, Istanbul, Singapour, Shenzhen) alors qu’il avait fidélisé un public enthousiaste chaque automne pendant une quinzaine d’années au prestigieux Madison Square Garden de New York.
Le Masters annulé dans l’indifférence générale des qualifiées
L’an dernier, en raison de la pandémie, la WTA a échoué à maintenir ce tournoi (elle aurait pu le déplacer exceptionnellement à Prague, ville qui semblait intéressée) : il a été annulé dans l’indifférence générale, y compris des joueuses qui étaient mathématiquement bien placées pour y participer. Dans le même temps, l’ATP a maintenu coûte que coûte son épreuve de fin d’année et aucun joueur n’a manqué à l’appel…
La politique de la WTA a empêché le développement de grandes rivalités en laissant son propre circuit se faire dévaloriser par une idéologie court-termiste qui touche aujourd’hui à ses limites. Il lui faudrait opérer une mue profonde, pour tout d’abord reconstruire patiemment un circuit avec des tournois plus autonomes qui ne seraient pas les faire-valoir des épreuves masculines ; repenser la vente des licences des tournois à taille humaine dans une logique à long terme pour développer leurs histoires et leur histoire ; renoncer au système de bonus financier de fin d’année qui pousse les athlètes à s’inscrire à des tournois pour des raisons purement économiques ; reconsidérer les points distribués pour le classement des joueuses en revalorisant quelques tournois principaux de son circuit tout en abaissant ceux destinés aux Grands Chelems.
Et plus largement, redéfinir sa vision du féminisme en sortant du carcan du dollar comme valeur émancipatrice de la femme.
Le tennis, sport féminin le plus visible du monde
C’est d’autant plus crucial qu’il s’agit du sport féminin le plus visible au monde, et à ce titre, la WTA a non seulement un héritage considérable à défendre, mais aussi le devoir d’être la figure de proue inspirante de toutes les autres athlètes pratiquant d’autres disciplines ne bénéficiant pas des mêmes opportunités économiques et médiatiques.
Sur un signe de tête du gouvernement chinois, les billets verts pourraient se tarir d’un jour à l’autre et mettre en péril le modèle économique du circuit, et directement les joueuses elles-mêmes. C’est pourquoi il est crucial que ces dernières défendent leur circuit avec plus de conviction, directement sur les courts.
On peut se souvenir de Serena Williams et de Victoria Azarenka à Indian Wells qui se sont affrontées au 2e tour d’Indian Wells en 2019 : deux icônes du jeu, en manque de repères, se sont écharpées pendant deux sets intenses et jubilatoires, alors que l’enjeu du match en lui-même, au vu de leurs respectives carrières, était somme toute anecdotique.
Indian Wells a été le témoin privilégié d’un match qui a tellement marqué les fans que la WTA l’a téléchargé en intégralité sur son compte YouTube, une première à l’époque. C’était il y a plus de deux ans et rien d’approchant ne s’est produit depuis. Ces rivalités manquent au circuit, et se construisent dans ce genre d’événements. Les talents existent, les tournois aussi. Reste à les faire se rencontrer de nouveau.