“À 12 ans, tu voyais déjà que Zheng Qinwen était une gagnante” : entretien avec son formateur Kevin Boumlil
Zheng Qinwen, finaliste de l’Open d’Australie, nous est racontée par Kévin Boumlil, le coach français qui l’a formée en Chine, dans l’académie Carlos Rodriguez.
L’entraîneur français Kevin Boumlil, proche de Carlos Rodriguez, l’entraîneur légendaire de Justine Hénin, a formé la Chinoise Zheng Qinwen avant que celle-ci commence sa carrière sur les circuits juniors et WTA. Désormais formateur à l’académie de Justine Hénin après une expérience d’un et demi avec Ksenia Efremova, Boumlil, qui coache désormais la Biélorusse Maria Kolas (génération 2009), nous retrace le parcours d’une gagnante née, et affirme que la finale de l’Open d’Australie est loin d’être gagnée pour Aryna Sabalenka.
À quelle période as-tu formé Zheng Qinwen ?
Kévin Boumlil : l’ai eue à partir de ses 11 ans jusqu’à ses 16 ans, à Pékin, à l’Académie où je travaillais, Potter’s Wheel. C’est l’académie de Carlos Rodriguez, l’ancien entraîneur de Justine Henin et de Li Na. A ce moment là, Li Na met fin à sa carrière. De fait, mon contrat de sparring-partner avec elle s’arrête et Carlos me demande si je veux rester en Chine ou retourner en France.
Tu as été sparring-partner combien de temps et à quel moment de ton parcours de joueur, toi qui as eu un point ATP en 2014, à 25 ans ?
Kévin Boumlil : Pendant deux ans, et j’ai 25 ans quand ça se termine. J’ai plusieurs options à ce moment-là. Soit je rentre chez moi, en France et je passe le DE (diplôme d’État) pour entraîner et faire des tournois. J’étais parti en Chine pour rapporter un peu d’argent en tant que sparring et pour revenir jouer des Futures. Soit je restais me former au métier de coach avec Carlos Rodriguez. L’idée était d’envoyer une invitation aux dix Chinoises les plus prometteuses et de les former comme il avait formé Justine. Donc on envoie l’invitation à toutes ces joueuses. Trois répondent et Qinwen Zheng est d’accord pour s’installer à Pékin. Elle vient de la Shiyan, dans la province d’Hubei, celle dont est aussi originaire Li Na d’ailleurs. Elle fait une semaine de test et Carlos lui dit : “Si tu veux venir, on te donner une bourse à l’académie, tu t’entraînes pour quasiment rien et on s’occupe de toi pour que tu deviennes pro.” C’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler avec elle, en collaboration avec Carlos qui me formait et me donnait des conseils.
Avant que tu nous racontes ce que tu sais d'elle, comme ça s'est arrêté avec Zheng ?
Kévin Boumlil : Ça s’arrête quand elle fait partie du top 10 junior mondial. Et à ce moment là, la Chine n’était plus vraiment le bon environnement pour elle. Ses parents ont décidé de partir à l’étranger, en Europe ou États-Unis. J’ai donc dû choisir. Soit je la suivais dans le privé, soit je restais à l’académie. J’ai décidé de rester à l’académie, avec Carlos.
Quand tu vois une joueuse ou un joueur qui est capable de faire dix coups croisés avec qualité et sans faire une faUTe, tu te dis que cette fille ou ce garçon à quelque chose.
Kévin Boumlil
Elle fait son trou sur le WTA Tour depuis deux grosses années. Elle vient d'entrer dans le Top 10 et elle va jouer sa première finale en Grand Chelem. Ce parcours t'étonne-t-il ou te semblait-elle prête à faire partie de l'élite ?
Kévin Boumlil : On le voyait venir quand elle était jeune. On se disait : “Si elle n’a pas de pépins physiques, que mentalement elle n’explose pas et qu’elle arrive à être rigoureuse dans ce qu’elle fait et qu’elle travaille dur, elle sera dans le top 20, facilement.” Après, pour être dans le top 10 c’est une autre histoire. À 12 ans, on voyait tout ça. C’est un peu comme Ksenia (Efremova). Quand tu vois une joueuse ou un joueur qui est capable de faire dix coups croisés avec qualité et sans faire une faute, tu te dis que cette fille ou ce garçon à quelque chose. Parce que c’est très difficile de réussir des choses comme ça à cet âge.
Et ça elle l'avait au moment des tests ?
Kévin Boumlil : Non… Au moment des tests, elle était un peu “fofolle”, mais elle frappait très, très bien la balle et tu voyais, avec l’intensité dans ses frappes, qu’elle n’était vraiment concentrée que sur le tennis. Le tennis, c’était vraiment ce qu’elle voulait faire. On voyait qu’elle prenait naturellement du plaisir. Et dès qu’on jouait des points, tu voyais la détermination, l’envie de gagner dans ses yeux. Elle fait partie des joueurs et joueuses qui n’aiment pas perdre et qui sont prêts à tout pour gagner. Ensuite, on l’a vue évoluer, avec sa capacité d’adaptation. Si tu lui demandes quelque chose, elle va réussir à le faire. Et si elle n’arrive pas, elle va rentrer chez elle et travailler jusqu’à ce qu’elle y arrive.
Quand elle a eu quinze ans, sa technique, sa tactique, sa structure était vraiment bétonnées. Donc, à partir de là, quoi qu’elle fasse ensuite, elle aurait été top 60.
Kévin Boumlil
Pour revenir sur son actualité, en termes de temps de passage, cette finale et ce Top 10 à 21 ans, est-ce ce que vous aviez en tête avec Carlos Rodriguez ?
Kévin Boumlil : Oui, oui, on s’est dit que cette fille, même si on avait très mal fait notre boulot, elle serait quand même top 60! Quand elle a eu quinze ans, sa technique, sa tactique, sa structure était vraiment bétonnées. Donc, à partir de là, quoi qu’elle fasse ensuite, elle aurait été top 60. Ce qui fait d’elle une joueuse à part, pourtant, ce sont ses qualités physiques, sa détermination, son mental. Le fait qu’elle n’a peur de personne, qu’elle est prête à jouer quoi qu’il se passe. A 12-13 ans, elle me disait que si elle avait Serena en face d’elle, elle finirait par gagner. “Tu me la mets dix fois, je gagne au moins une fois”. Sa passion, c’est le tennis. Et sa capacité d’adaptation, la capacité à remettre en question et d’arriver à adapter son jeu pour pour évoluer.
Entre 11 et 16 ans, quels ont été les moments clés ? Les étapes clés ? Quel était le plan et dans quelle mesure ce plan a-t-il été idéalement respecté ? Y a-t-il eu des problèmes ?
Kévin Boumlil : On a pris le temps pour la faire évoluer. Par exemple, à 13 ans, elle ne faisait que des tournois Grade 3 chez les moins de 14 ans. A 14 ans, elle n’a commencé les ITF Juniors que vers juillet – août. Donc on a vraiment pris le temps pour mettre son jeu en place, pour la façonner. Il fallait changer sa technique. Sa technique de base était un peu bizarre, mais tu voyais qu’elle arrivait à tout faire. On a commencé par technique, la tactique, et la structure mentale, c’est-à-dire la rigueur au quotidien, dans ses routines, dans ses échauffements, dans son plan de jeu. Bien manger, bien dormir, faire les choses rigoureusement.
Et ça, elle l'a acquis très vite ?
Kévin Boumlil: Oui. En Chine, ça passe assez facilement. Quand on demande quelque chose, ils vont le faire. Les Chinois croient à 100% en ce qu’ils font et ça, c’est extraordinaire.
Et elle est très loyale. Si elle travaille avec quelqu’un, elle va rester avec cette personne et lui faire confiance
Kévin Boumlil
Comment identifieries-tu son identité de jeu ?
Kévin Boumlil : Comme très agressif. Avec un gros service et un gros coup droit. Elle avance. Elle est très agressive mais avec beaucoup de sécurité quand même dans ses frappes. En moins de 12 ans, elle frappait les balles de toutes ses forces. En moins de 14 ans, elle a commencé à tenir l’échange, et à 15-16 ans et seize ans, elle a trouvé le juste milieu entre frapper et tenir l’échange. Maintenant, c’est une joueuse agressive, mais qui est capable aussi de courir, ne pas faire de fautes et de changer le rythme.
Qu'est-ce qui la sépare des toutes meilleures joueuses du monde désormais?
Kévin Boumlil : Je dirais l’expérience, déjà, notamment de faire des matches devant de grandes foules. Gérer la pression et préparer les matches, préparer des plans de jeu. Les gens vont commencer à la connaître, ils vont avoir des plans de jeu contre elle. Et de son côté, elle commence à jouer les mêmes filles sur le circuit WTA. Il faut aussi qu’elle continue à s’améliorer physiquement. Elle n’a que 21 ans. Elle a encore trois ans durant lesquels elle peut se préparer physiquement pour ensuite tenir pendant dix ans.
Quelle est sa personnalité ?
Kévin Boumlil : C’est quelqu’un de timide. Elle est aussi déterminée, marrante, et sait rigoler quand tu la connais. Elle s’ouvre énormément si tu es proche d’elle. Et elle est très loyale. Si elle travaille avec quelqu’un, elle va rester avec cette personne et lui faire confiance. Et si la personne lui donne, elle va donner en retour.
À 16 ans, quand elle décide de bouger, tu choisis de rester à l'académie. Tu serais resté son coach sinon ?
Kévin Boumlil : Si j’avais voulu, on aurait pu partir ensemble dans le privé. Mais, c’était compliqué financièrement des deux côtés. Moi pour la sécurité du job et eux pour assurer un revenu à un entraîneur.
De qui est venue la décision au final ? C'était un commun accord ?
Kévin Boumlil : Pour eux (la famille), ce qui était le mieux pour la joueuse, c’était de sortir de Chine et d’aller jouer en Europe ou aux États-Unis. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle pouvait prendre un coach privé. Elle a été entraînée dans des académies, mais ce n’était pas un coach attitré, personnel. Elle est allée chez IMG, à la Mouratoglou Academy, elle est allé en Espagne… Maintenant, depuis qu’elle a percé, elle a un coach privé (Pere Riba, ndlr).
Aucun regret?
Kévin Boumlil: Pour moi, c’était compliqué. Je ne savais pas si ça allait continuer un an, six mois ou dix ans. Et ça voulait dire quitter l’académie, avec la joueuse, où Carlos m’avait tout appris pendant huit ans en lui disant : “Merci, maintenant je pars avec la joueuse qu’on a formé ensemble.” Je n’aurais pas trouvé ça bien, pas loyal.
Comment vous répartissiez-vous les rôles avec Carlos Rodriguez ?
Kévin Boumlil: Pendant le cours du matin, Carlos entraînait (Zheng Qinwen) et je faisais le sparring-partner, mais je composais déjà les programmes (d’entraînement). S’il y avait des choses à changer, il me le disait, par exemple : “La mobilité, c’est bien, mais tu en a mis deux d’affilée, les séances sont un peu lourdes, vaut mieux que tu en déplaces une.” Et donc, le matin, on faisait ce qu’on avait établi, et il dirigeait les exercices pendant que je faisais sparring-partner. Et l’après-midi, c’était moi qui m’en occupais. Je dirigeais la séance, en entraînant Qinwen (Zheng) avec une autre joueuse ou un sparring. Après je partais en tournée avec elle. Et quand Carlos n’était pas là, ou en vacances, je faisais les entraînements du matin et de l’après-midi. Mais dès que Carlos était à l’académie, il essayait de faire au moins une séance par jour avec moi. En Chine, on mangeait entre midi et deux tous les jours ensemble. Carlos nous racontait ses anecdotes avec Justine (Henin), Li Na, comment il fallait travailler telle ou telle fille, comme il fallait entraîner une joueuse de 11 ans, qu’est-ce qui était important à 12 ans, à 14 ans, 16 ans…
quand je suis arrivé en Chine j’ai eu cette confiance en Carlos Rodriguez. Et la façon dont il m’a aidé a fait que j’ai gardé cette confiance
Kévin Boumlil
Et ça, il ne le faisait qu'avec vous, ou avec plein de coachs de son académie ?
Kévin Boumlil: Il aidait tous les coachs. Mais je parlais français et j’avais peut-être une relation un peu plus particulière avec lui. J’étais assez ouvert, un peu comme si j’avais été un joueur. Je lui faisais confiance à 100 %. Carlos aidait tous les coachs et observait les réactions. Il ne perdait pas de temps avec ceux qui faisaient à leur façon. Moi je disais oui à tout. J’étais jeune, je n’avais jamais entraîné, alors que lui avait coché deux joueuses titrées en Grand Chelem. Et quand il parlait, ses démonstrations étaient logiques. Et la preuve que j’ai bien fait de lui faire confiance, c’est que Zheng en est là.
Tu dis souvent que Rodriguez t'a tout appris. A 23 ans, que savais-tu du coaching?
Kévin Boumlil : Mon oncle, Alain Barrère, avait une académie à Avignon. C’est lui qui m’a appris les bases. Il m’a inculqué la rigueur, la structure et le savoir écouter ce que l’entraîneur dit. Puis quand je suis arrivé à l’académie en Chine, j’étais encore un peu un joueur dans ma tête, parce que je n’avais jamais passé le D.E. (diplôme d’État). Avoir une personne (Carlos Rodriguez) qui t’append à entraîner, c’est un peu pareil qu’avoir un coach qui t’apprend à jouer. Quand je l’ai vu, je l’ai tout de suite écouté, j’avais 100 % confiance. J’ai gardé ce lien entre tennis et famille. J’ai fait confiance à Carlos comme à mon oncle. Et la façon dont il m’a aidé a fait que j’ai gardé cette confiance, c’est pour ça que je suis resté loyal jusqu’à ce qu’on arrête tous les deux, au moment du COVID en 2020.
Et jusqu'à aujourd'hui, tout ce qu'il l'a inculqué n'a jamais été mis en défaut, tu n'as pas ressenti de dissonance entre ce qu'il t'a appris et ta propre expérience de coach?
Kévin Boumlil : Je continue de travailler comme il me l’a appris. Si c’est la meilleure méthode ou non, je ne sais pas, mais c’est celle en laquelle je crois le plus et qui m’a donné le plus de résultats.
Au fait, comment as-tu rencontré Carlos Rodriguez ?
Kévin Boumlil : Un sparring-partner que je connaissais a fait une année avec Li Na. Je l’ai rencontré en match par équipes un été à Montpellier, j’avais le même classement que lui, -15, et il m’a dit : “J’en ai marre de la Chine, ça fait un an, il fait trop froid, pas assez de soleil pour moi, je vais retourner vivre à la Réunion et je cherche quelqu’un pour me remplacer auprès de Li Na, est-ce que tu serais partant ?” Je lui ai répondu : “OK, pourquoi pas, ça me fera une belle expérience.” Dans ma tête, j’y allais pour un an, et j’y suis resté huit années, dont deux avec Li Na. Carlos était le coach de Li Na et le directeur sportif de l’académie. Après avoir discuté avec ce joueur de Montpellier, il avait donné mon nom à Carlos et j’avais également envoyé un CV. Carlos m’a dit de venir, et ça a matché tout de suite.
Pour en revenir à Qiwen Zheng, comment vois-tu la finale de l'Open d'Australie ?
Kévin Boumlil : Elle n’a pas peur, a énormément de confiance en elle, elle entreprend tout ce qu’elle peut pour parvenir à ses objectifs, c’est-à-dire être capable de battre tout le monde. Le tennis, c’est tout pour elle. Sabalenka est favorite mais Zheng a ses chances car elle n’a peur de personne. Elle entrera sur le terrain convaincue qu’elle est la plus forte. Elle sait déjà tout faire. Elle a tous les coups et elle sait se déplacer, donc elle a toutes les armes pour s’adapter et trouver des solutions. Elle sert bien, retourne bien, peut attaquer, défendre, faire des amortis… Elle va faire mal dans les années à venir.