“Je suis Serena” : la légende a dit au revoir, la championne s’est réveillée
Avoir battu la numéro 2 mondiale change toutes les perspectives de Serena Williams à l’US Open
Josh Cohen, l’animateur de notre programme de débat Match Points, n’a pas d’équivalent pour tailler des questions qui obligent ses contradicteurs à prendre position, même sur les sujets sensibles, et même quand la boule de cristal n’est pas disponible.
Sur le dernier US Open de Serena Williams programmé cette année à Flushing Meadows, il avait demandé la semaine dernière : « Vous attendez-vous à ce que l’US Open de Serena soit plus proche d’une élimination au premier tour ou d’un parcours de type quart de finale ? »
Nos deux journalistes Simon Cambers et Carole Bouchard ont fait la seule réponse solide qu’un observateur documenté peut fournir : « Plutôt premier tour ». Serena n’avait gagné qu’un match de simple en quatorze mois avant l’US Open, elle n’avait pris que quatre jeux à Emma Raducanu, et de fait, l’USTA avait aussi tout préparé pour un adieu dans les règles lors du premier tour face à Danka Kovinic.
Marion Bartoli, battue trois fois par Serena en carrière (contre une victoire à Wimbledon 2011), a fait la seule réponse qu’une ancienne joueuse peut faire après avoir senti le poids de la balle et l’emprise mentale de la légende américaine en situation de compétition : quart de finale.
Favorite contre Tomljanovic
Voici Serena Williams au troisième tour. Josh pourra siffler un match nul à ceux qu’il appelle affectueusement son « gang » si Williams perd (cette nuit à 1 heure du matin) face à Ajla Tomljanovic, 46e joueuse mondiale. Les choses évoluant particulièrement vite dans le sport, ce serait pourtant une relative surprise de voir l’Américaine battue par l’Australienne d’origine croate après ses deux victoires, notamment celles face à Anett Kontaveit, numéro 2 mondiale.
S’il n’y avait aucun point d’interrogation sur les réserves énergétiques de Serena – il y en a au moins trois : ses 40 ans, le volume de sa préparation sur lequel personne ne sait rien, l’impact de l’agitation émotionnelle autour d’elle – elle serait la favorite objective du match.
Si Serena domine l’Australienne, une question qui semblait sans objet lundi matin émergera à l’ouverture de la deuxième semaine : jusqu’où peut-elle aller ? Question vertigineuse, car il n’y a aucune demi-mesure dans l’appréciation de la réponse.
Le 24e couronne, et pourquoi pas ?
En-dessous d’une historique vingt-quatrième couronne en Grand Chelem qui lui permettrait d’égaler le record de Margaret Court, aucun parcours ne serait véritablement à la hauteur de sa légende sportive. Une première finale en Grand Chelem depuis l’US Open 2019, une première demi-finale depuis l’Open d’Australie 2021 ou un 53e (!) quart de finale donneraient un panache quasiment inespéré à cette dernière épopée. Rien de plus.
Serena Williams ne donne pour l’instant aucune prise aux interrogations purement sportives qui peuvent l’entourer. L’heure est aux hommages, au plaisir, à la connection avec le public, les proches, les autres stars de l’entertainment américain venues s’incliner devant son aura.
Serena brouille même plutôt les pistes. Avant Wimbledon, alors qu’elle n’avait pas joué depuis un an, et qu’une couronne en majeur semblait objectivement inabordable, elle avait fait comprendre que même une demi-finale serait un échec. Aujourd’hui, alors qu’on la voit capable d’imposer son service, son retour, sa puissance et son emprise mentale sur la n°2 mondiale dans un match de plus de deux heures, elle s’affirme dans la peau d’une gamine de 16 ans sans pression, pour la première fois depuis 1998.
« Rien à prouver, rien à gagner, rien à perdre », synthétise Serena
« Rien à prouver, rien à gagner, rien à perdre » a-t-elle synthétisé. Retenons le « rien à perdre » car il est celui qui peut autoriser tous les miracles, comme l’a montré, dans un genre différent, Emma Raducanu en 2021. Si vous pensez que cet article est sans objet tant le chemin est long pour Serena, pensez au sort que vous auriez réservé il y a un an à un papier interrogeant les chances de Raducanu de soulever son premier trophée du Grand Chelem.
Au micro sur le court, Serena s’est aussi vue demander par Mary-Joe Fernandez si son niveau la surprenait. Elle a répondu par un sourire qui n’appartient qu’à elle : amusé, supérieur, intérieur. « Non » a compris l’intervieweuse au point de se retrouver obligée à le dire elle-même. « Je suis Serena » a juste précisé la reine pour souligner gentiment l’incongruité du moment.
Si Serena est redevenue Serena à ses propres yeux, alors aucune question ne peut être hors de propos sur la possible issue de son tournoi. Son niveau mercredi était proche, sinon équivalent, de celui de son US Open 2020 ou de son Open d’Australie 2021, quand elle était en demi-finale avec de sérieuses interrogations sur sa mobilité mais dominait des joueuses comme Stephens, Sakkari, Sabalenka ou Halep. Et donc désormais Kontaveit.
Sampras 2002, Connors 1991…
La 413e mondiale a déjà réussi son tournoi. L’unité de mesure de l’ampleur de cette réussite, c’est désormais le nombre de soirées électriques que Serena va offrir au court Arthur-Ashe, sur un modèle qui a traumatisé Anett Kontaveit mercredi, et la quantité d’amour qu’elle sera en mesure de recevoir et reverser depuis que le compte-à-rebours a été lancé dans Vogue, dans l’article où elle a officialisé ce qu’on pressentait tous depuis les premiers signes ostensibles distillés en 2020, à savoir qu’elle privilégie sa vie de mère.
Mais la voir à ce niveau et la voir heureuse de « se sentir à sa place » sur un court, comme elle l’a affirmé après le premier tour, renvoie aux souvenirs de deux mythes du tennis américain qui ont marqué à jamais l’histoire de l’US Open, la 14e victoire en Grand Chelem de Pete Sampras en 2002 et la demi-finale de Jimmy Connors en 1991, deux performances proches de l’inimaginable quand le tournoi s’était ouvert.
Connors, qui semblait repousser toutes les limites à chaque tour, avait fini son parcours en pièces contre un joueur de dix-huit ans son cadet, Jim Courier, beaucoup plus véloce, un peu comme Serena contre Osaka à Melbourne en 2021. Mais Connors avait, avant cela, animé le Central contre Patrick McEnroe, Krickstein ou Haarhuis, dans des proportions comparables à celles de mercredi (voir l’article de Simon Cambers, en anglais, sur l’avantage exceptionnel que lui procure l’ambiance sur le court).
Même si les grandes différences entre ces histoires ne nous échappent pas, l’itinéraire de Serena emprunte aux deux épisodes, sauf que tout est plus grand encore. Sampras se battait lui aussi dans les cimes de l’histoire du tennis, alors qu’il était le seul homme détenteur du nombre de titre en Grand Chelem (13). Connors, comme Serena, était physiquement entamé par ses 39 ans avec un classement à trois chiffres. Serena – qui représente encore davantage dans l’histoire contemporaine de l’Amérique – joue pour plus gros en partant de plus loin.
“Juste y croire et le faire”
C’est à ces référentiels que nous avons pensé cette semaine au cours de ces deux nuits fiévreuses, impressionnantes, hors du temps, qui nous ont rappelé pourquoi nous aimions tant le tennis et chroniquer sa légende. Au réveil, le tableau de Serena est forcément apparu comme abordable après sa performance de mercredi, alors que les têtes de série chutent les unes après les autres dans le tableau féminin.
Après Tomljanovic, elle affronterait Krunic ou Samsonova, puis potentiellement Jabeur en quart de finale, et enfin Gauff, Garcia ou Andreescu en demie – ou bien des joueuses moins cotées si les surprises continuent. Qui rêve déjà d’une finale contre Iga Swiatek ?
Il faudrait un enchaînement de circonstances favorables pour que cette histoire s’écrive. Mais ces destins reposent sur des convictions insondables, que seuls les hyper champions comprennent, dont nous pouvons simplement dire que nous connaissons l’existence. Sampras racontait récemment à L’Equipe que l’oreille de Paul Annacone dans les mois précédant sa victoire de 2002 avait été décisive, comme celle de Tiger Woods pour Serena depuis ce printemps.
Sampras ne propose par ailleurs pas de grande théorie pour justifier son exploit. « Moi, je sentais que si je jouais mon meilleur tennis, si tout se goupillait bien, je pouvais encore être le meilleur joueur du monde. J’avais un autre Grand Chelem dans le ventre. Je le savais. Trente ans passés ou pas, il fallait juste y croire et le faire. » Penser que Serena a, un jour, été lâchée par cette certitude et ce raisonnement serait ne rien comprendre au personnage et à ce que nous avons vu depuis le début de l’US Open.