Jorge Fernandez : “Ma fierté ne vient pas du succès de Leylah, mais du fait qu’elle n’a jamais abandonné”
Une semaine après la finale de Leylah Fernandez à l’US Open, son père, Jorge, est revenu sur le parcours de sa fille dans une interview accordée à Tennis Majors. Il a expliqué qu’il était fier de la persévérance de Leylah, et a dévoilé que ses objectifs et ses attentes n’ont pas changé, même après une finale de Grand Chelem.
Dans une interview accordée à la télévision sportive canadienne TSN au lendemain de la finale, vous aviez déclaré que le réveil avait été très dur. Est-ce que maintenant, avec un peu de recul, la satisfaction d’une finale de Grand Chelem a pris le dessus sur la déception ?
Jorge Fernandez : Oui, ça passe toujours mieux avec le temps. C’est pareil pour tout, le sentiment négatif s’efface petit à petit avec le temps. La performance de Leylah ? Oui, c’est vraiment incroyable. Je l’attendais depuis un moment parce qu’elle s’entraîne très bien depuis quelque temps, avec beaucoup d’intensité. Et lors de ses matchs d’entraînements avec d’autres joueuses professionnelles, elle jouait très bien au tennis. Je suis content qu’elle ait finalement réussi à atteindre la finale d’un Grand Chelem. Parce qu’elle a fait un très beau parcours au Mexique (Leylah Fernandez a remporté son premier titre WTA à Monterrey, au Mexique, en mars 2021, ndlr) et on était contents. Bien sûr que l’année n’était pas spectaculaire, mais on a essayé différentes options de travail. Et finalement, je vois que son jeu s’est bien mis en place contre les meilleures joueuses. Donc on est très content de ce point de vue.
Après son titre à Monterrey, l’année a été compliquée malgré les bons entraînements. Est-ce satisfaisant de constater que le travail a porté ses fruits en match, surtout en Grand Chelem ?
Jorge Fernandez : Oui, c’est satisfaisant parce que maintenant, elle commence à comprendre ce que le haut niveau signifie. Au niveau junior, en Challenger ou dans les tournois ITF, on n’a pas besoin de jouer son meilleur tennis pour gagner. On peut quand même passer des tours en restant solide pour continuer dans le tournoi. Mais quand on joue les meilleures joueuses au monde, il faut avoir quelque chose en plus pour pouvoir passer les tours. Pour elle, qui a connu des moments difficiles cette année contre les meilleures, et parfois même contre des joueuses plus modestes, voir que son jeu peut désormais lui permettre de bousculer les meilleures, ça lui donne beaucoup de confiance, elle est contente et satisfaite car elle se rend compte qu’elle peut jouer au plus haut niveau. Et la première chose qu’elle m’a dit après la finale, c’est qu’elle a hâte de retourner au travail, donc c’est positif et c’est bien parce qu’on a plein de travail à faire.
À quel moment de cet US Open Leylah a eu un déclic, qui lui a fait comprendre qu’elle pouvait aller au bout ?
Jorge Fernandez : Je pense que le déclic a eu lieu lors de son match face à Angélique Kerber. Contre Osaka, ça s’était joué à quelques points et la Japonaise n’était pas au sommet de son potentiel. Osaka ne s’attendait pas à Leylah et ma fille a fait un bon match, très solide, donc il n’y avait pas vraiment eu un déclic à ce moment-là. Mais contre Kerber, c’était un match beaucoup plus équilibré. Le fait que Kerber soit aussi gauchère, ça a amené une autre complexité. Leylah a dû commencer à faire des changements dans son jeu, sur le court, pour pouvoir s’en sortir. Pour moi, c’est ça le déclic parce qu’elle a trouvé des solutions. Elle a commencé avec un plan de match et ensuite elle s’est adaptée et a trouvé de la justesse dans certaines décisions. Et en faisant ça, elle s’est prouvée a elle-même sa capacité à se battre contre les meilleures au monde, mais aussi le fait de pouvoir trouver des solutions contre ces joueuses.
J’ai fait passer le développement de Leylah avant le résultat
Jorge Fernandez
N'était-ce pas trop difficile à vivre depuis la Floride, loin de Leylah ?
Jorge Fernandez : J’aimerais vous dire que c’était difficile, mais c’était quand même assez facile pour moi. Bien sûr que je voulais être à New York, je ne le nie pas. Mais le fait est que le tennis est un sport où tu es complètement seul sur le court. Tu dois prendre des décisions toi-même. Si je pouvais être assis à côté d’elle durant le match, vous pouvez être sûr qu’à 95 % que je ne manquerais rien. Mais j’ai toujours trouvé que je devais la pousser vers l’indépendance, pour qu’elle puisse prendre elle-même ses décisions. Donc, je l’ai vu comme une autre possibilité qu’elle puisse prendre ses décisions seule. Comme Roger Federer qui a voyagé seul après le décès de son premier entraîneur Peter Carter. Encore une fois, j’ai fait passer la leçon et le développement avant la gagne. Et donc je lui ai dit : “Tu es à New York, amuse-toi avec ta mère, c’est une opportunité d’aller connaître du monde.” Donc j’ai mis tout ça en avant pour son bénéfice et je n’ai jamais vraiment pensé à moi comme père. Comme je sais que c’est vraiment pour son développement, en tant que coach j’étais content des choses qu’elle a accomplies. J’étais vraiment en accord avec ma décision de ne pas y aller. Et bien sûr la superstition. Lors de sa première finale à Acapulco, j’étais présent et elle a perdu. Alors cette fois je suis resté à la maison. Je suis même en train d’hésiter à aller à Indian Wells.
N'aurait-il pas mieux valu qu'elle affronte une joueuse plus expérimentée que Raducanu en finale ?
Jorge Fernandez : De mon point de vue, non. Je pense qu’elle a simplement fait une erreur, elle a changé sa manière de se présenter dans le match. Et quand elle a changé, elle n’a pas pu retourner à son plan de jeu et à ses routines en raison de son manque d’expérience. Elle n’a pas joué son meilleur tennis. Comme j’ai dit, Emma Raducanu a du talent. Parfois, le classement induit en erreur. Je lui ai dit : “Tu sais, toi aussi tu as été 150e mondiale et maintenant tu n’es que dans le top 70 et tu es aussi en finale.” Ça ne veut rien dire. J’ai fait passer le message que Raducanu méritait d’être en finale parce qu’elle était en train de jouer un tennis de haut niveau. Leylah n’était pas préparée mentalement pour continuer à faire ce qu’elle faisait, et ce peu importe qui était en face d’elle.
Quand elle était petite, je lui disais : “Imagine que tu es en train de jouer contre Sharapova ou Serena”
Jorge Fernandez
En conférence de presse, Leylah a expliqué qu’elle avait visualisé ces moments-là quand elle était plus jeune. Est ce que vous avez des souvenirs de ce qu’elle vous disait ?
Jorge Fernandez : Quand je passais du temps avec elle, je lui racontais que lorsque je jouais au football étant petit, je m’imaginais en train de disputer la Coupe du monde. Avoir cette imagination, c’est tellement important quand on est jeune. Et donc, quand on était sur le court, je lui disais : “Imagine que tu es en train de jouer contre Sharapova, imagine que tu affrontes Serena Williams.” Je lui ai même dit de s’imaginer en train de jouer face à Roger Federer. Et c’était juste un jeu, je ne voulais absolument pas la pousser à devenir une joueuse de tennis professionnelle. Et quand on a commencé à regarder le tennis à la télévision ou sur YouTube, à prendre le tennis au sérieux, elle a commencé à rêver de pouvoir jouer contre les meilleures au monde. Et moi je lui disais : “Oui, oui, bien sûr, tu vas y arriver”, comme aurait dit n’importe quel autre père. Mais elle, elle prenait ça au sérieux. J’adorais ça, j’adorais qu’elle s’imagine ça, c’était tellement beau et innocent. C’est grâce à ça que c’est arrivé. Parce qu’il faut savoir que nous ne sommes pas une famille qui joue au tennis. On ne regardait pas le tennis à la télévision. Tout ça, ça vient d’elle.
Avec toutes les difficultés que vous avez traversées, le fait de toujours avoir cru en elle et de voir ce qu'elle a accompli, ça doit vous rendre fier en tant que père.
Jorge Fernandez : Je suis vraiment content pour elle et des exploits qu’elle a accomplis. Mais la fierté ne vient pas du succès qu’elle a eu, la fierté vient du fait qu’elle n’a jamais abandonné. Et ça, c’est quelque chose qui me rend très fier. De voir sa force de caractère, sa persévérance dans les moments difficiles. A mes deux filles, je demandais toujours chaque semaine si elles voulaient continuer sur cette voie-là, pour devenir joueuses professionnelles. À cause de ces moments difficiles, je suis très fier de voir la personne que Leylah est maintenant. Elle n’a jamais abandonné. Le problème, c’est qu’on est toujours fier quand a des bons résultats. Mais moi, je ne suis pas comme ça parce que je suis fier de ma fille peu importe si elle gagne ou perd. Et je pourrais être aussi fier d’elle si elle avait décidé de devenir professeure ou autre. Je suis fier parce qu’elle a surmonté les moments difficiles. Et elle l’a fait avec une élégance qui devrait servir d’exemple à tous les jeunes qui ont l’espoir de devenir professionnels.
Leylah est désormais 28e mondiale et finaliste de Grand Chelem. Est ce que ça change quelque chose au niveau des objectifs et de l’approche des tournois ?
Jorge Fernandez : Non. Non, pas du tout, on ne change pas les objectifs. L’objectif pour l’année 2021, c’était de finir dans le top 10. On est quand même assez loin parce qu’on a eu une année difficile. Mais je sais, j’ai beaucoup d’amis dans le tennis qui me disent qu’ils aimeraient avoir la mauvaise année que j’ai eu. Si on regarde les statistiques, elle a quand même toujours plus de victoires que de défaites. Elle a gagné un WTA 250. Et moi, j’avais comme objectif de performance de gagner un 500 et un 250. Donc on n’est pas trop loin de nos objectifs. Mais une finale de Grand Chelem, ça ne change rien. J’ai fait comprendre à Leylah que le temps n’était pas notre allié. Si elle ne joue que dix ans, elle n’aura que dix fois la possibilité de gagner l’US Open, dix fois Roland-Garros, pareil pour Wimbledon et l’Open d’Australie. Ce n’est pas beaucoup ! Mais ce qui est avec nous, c’est le travail. Si on se donne la peine de bosser dur, alors on pourra avoir la possibilité de gagner un Grand Chelem. Rien ne peut changer parce qu’elle n’a pas gagné. Elle était finaliste, oui, mais elle n’a pas gagné. Est-ce qu’on se satisfait d’une place de numéro deux ou est-ce qu’on se dit qu’on a eu des opportunités mais qu’on n’a pas fait le boulot nécessaire pour franchir la dernière manche ? Pour nous, ça ne change rien. On retourne au travail, rien n’est acquis.