Cervara : « Gagner l’US Open, oui c’était énorme, mais c’est une étape »
Gilles Cervara, l’entraîneur qui a guidé Daniil Medvedev vers sa victoire à l’US Open, pense déjà à toutes les conquêtes qui attendent le N°2 mondial et son équipe dans les mois et années à venir.
Gilles, que représente pour toi la victoire de Daniil Medvedev à l'US Open, son premier Grand Chelem ?
Gilles Cervara : J’ai envie de répondre à cette question avec les mêmes mots qu’après son premier trophée sur le circuit ATP, son premier succès en Masters 1000 : c’est une étape. Cette étape a une portée supérieure, bien sûr. Avec un Grand Chelem, tu rentres presque au Panthéon, même si c’est presque ridicule comparé à 20 majeurs (record absolu co-détenu par Roger Federer, Rafael Nadal et Novak Djokovic, ndlr).
Cela a été une émotion indescriptible. Je n’ai pas les mots pour y parvenir, j’ai une image, c’est que j’ai spontanément levé les deux bras et regardé vers le ciel, avec une sensation de joie incroyable qui m’a fait penser aux images des Yeux dans les Bleus de 1998. J’ai grandi avec. Ces images ont nourri ma quête de performance et de victoire. Combien de fois ai-je pu le visualiser ? Pour une fois, je ne l’ai pas vécu dans l’imaginaire, mais en chair et en os.
Si c'est une étape, c'est une étape vers quel type d’accomplissement ?
Gilles Cervara : Je me suis posé la question. Car oui, c’est énorme d’avoir gagné l’US Open. Mais Daniil, moi et toute l’équipe, nous sommes constamment tournés vers la performance. C’est une façon de vivre, de penser, qui fait que je serai toujours habité par l’idée de faire mieux, donc de gagner le prochain tournoi. Pour rendre cela possible, je dois mettre en place des entraînements pour être encore plus fort et répondre à encore davantage de situations, pour encore gagner davantage.
Daniil, moi et toute l’équipe, nous sommes constamment tournés vers la performance. C’est une façon de vivre, de penser.
Gilles Cervara
Deux jours après la finale, tu es déjà dans cet état d’esprit ?
Gilles Cervara : Oui. Il n’a pas encore pris le dessus, car il faut savourer et Daniil est en vacances cette semaine avant la Laver Cup. Mais ça circule en moi. Et sur ce que je connais de Daniil, quand je vois qu’il ne peut pas jouer à la Playstation sans péter un plomb s’il ne gagne pas, je me dis que ça ne va pas changer pour lui non plus.
Quelle différence entre le Daniil qui résiste un seul set à Melbourne contre Djokovic et celui qui met trois sets au même Djokovic à l’US Open ?
Gilles Cervara : En février, il avait manqué un aspect invisible, énergétique. Je n’aime pas le mot mental, mais il n’était pas au niveau. Daniil sortait de deux matches très forts en quart de finale et en demi-finale (aucun set perdu contre Andrey Rublev puis Stefanos Tsitsipas, ndlr). Je pense qu’avec son inexpérience des finales en Grand Chelem, il s’est dit que cela allait suffire et ça a été une vraie erreur. Daniil et Francisca (Dauzet, sa préparatrice mentale) avaient relevé cet aspect dans le débrief. Tout le monde dans l’équipe a appris de cette expérience. Ça a été une clef de cette finale de notre côté. Le niveau de Novak, c’est autre chose, en tout cas, nous on était prêts.
Le climat autour du Grand Chelem ou du vingt-et-unième majeur de Djokovic a-t-il affecté votre préparation ?
Gilles Cervara : De notre côté non. Maintenant, quand tu regardes le match, tu constates que cette situation existe dans l’esprit de l’adversaire et donc tu t’en sers, comme Novak s’en serait servi contre n’importe qui. Dès que ces champions sentent une fragilité chez l’adversaire, ils s’engouffrent dedans et agrandissent la brèche. Moi je n’ai pas parlé de ce contexte à Daniil pendant la préparation de la finale. J’essaie de le préparer aux scénarios les plus difficiles et extrêmes. Si le match doit être plus facile, à Daniil de se saisir de l’occasion.
A aucun moment tu n’as cherché à le préserver du climat né, par exemple, des déclarations de Zverev, qui présentait la victoire de Djokovic comme quasiment inéluctable ? J’imagine que cela peut laisser des traces…
Gilles Cervara : Ça dépend des individus. Le joueur peut aussi s’en nourrir : « Attends mon pote, tu vas voir qui est le meilleur ». Daniill est plutôt là-dedans.
Cervara : “Il gagne un Grand Chelem, mais on voit bien des choses à améliorer”
A-t-il joué le meilleur tennis de sa vie à New York ?
Gilles Cervara : Je ne peux pas dire ça de cette façon. Je peux dire que j’avais détecté plusieurs secteurs de jeu qui n’étaient pas au niveau après les J.O. (défaite en quart de finale contre Carreño Busta, ndlr) et que cela avait nourri mes objectifs d’entrainement après Tokyo. A New York, j’ai constaté qu’il était au niveau requis sur tous ces points et cela a été déterminant pour le faire évoluer à un très haut niveau de tennis. Mais dire que c’est « son meilleur niveau », c’est trop abstrait pour moi. C’est une formule qui peut renvoyer au fait de jouer toutes les balles à fond et que tout rentre. Son US Open n’était pas comme ça. En revanche, je relève qu’il peut claquer un ace sur chaque première et qu’il a un pourcentage stable. A 0-30 ou 15-40, tu sais qu’il peut revenir, et ça c’est très fort.
Ce retour de service si loin derrière la ligne, si osé, si efficace, d’où vient-il ?
Gilles Cervara : Il y a un historique derrière ça. C’est sa signature. Ça fait partie de ses préférences spontanées. Pourtant, quand tu le regardes comme ça, ça paraît aberrant. Quand j’ai commencé avec lui, même moi je me disais : « c’est impossible de gagner en étant aussi loin au retour, tu ouvres trop d’angles ». J’ai essayé de le faire retourner plus proche de la ligne, mais il refusait. Il sentait qu’en étant plus proche de la ligne, des choses ne se passaient plus pour lui. Je pense avoir eu l’intelligence de l’écouter et de me mettre à sa place, de ne pas déconstruire quelque chose qui est avantageux pour lui grâce à son gabarit, son œil et ses intentions de jeu. Et les stats nous disent que c’est hyper payant. Je lui ai donc dit que si ce retour-là, si loin, n’était pas efficace contre tel ou tel joueur, il nous fallait construire un autre retour, retour qu’il est capable de faire quand il sent que ça va marcher.
Et le fait de servir aussi fort en deuxième qu'en première ?
Gilles Cervara : C’était une stratégie possible, évoquée avant le match. Il a commencé dès le début du match, avec un ace sur sa première deuxième. Même moi je ne pensais pas qu’il allait commencer si tôt. On était très malléables dans l’utilisation de différentes stratégies pour se préparer à la complexité de Djokovic.
Pour être numéro un et gagner d’autres majeurs, il faut réaliser des choses concrètement, au travail, tous les jours
Gilles Cervara
Comment formulez-vous les prochains objectifs ? S'agit-il d'être numéro un ? De gagner d’autres Grands Chelems ?
Gilles Cervara : C’est un tout, ce sont des objectifs légitimes. Mais je me dis surtout que ça passe par du travail et l’amélioration de nombreuses choses au quotidien. L’équipe a déjà commencé à réfléchir, car oui, il gagne un Grand Chelem, mais on voit bien des choses à améliorer. Ces choses-là représentent les aspects concrets à déployer en vue d’un potentiel futur grand résultat. Pour être numéro un et gagner d’autres majeurs, il faut réaliser des choses concrètement, au travail, tous les jours. On va les faire. Après, si ça se passe bien, on se dira « tiens, on a gagné » (rires).
Penses-tu qu'il est à l'abri d'un contrecoup à la Dominic Thiem, qui avait sous-estimé l'énergie que lui a pris le fait d’atteindre son rêve d'une victoire en Grand Chelem ?
Gilles Cervara : Je ne pense pas que cela lui arrive, mais si on veut se servir de ce qui s’est passé pour les autres, alors oui c’est un point d’attention. C’est trop tôt pour le savoir. Si cela se produit, on cherchera des solutions.
Cervara : “Est-il capable de gagner Roland-Garros en 2022 ? Je dis non”
Daniil entre dans une phase de sa carrière où il doit gagner des grands titres pour simplement défendre ses points et son classement. Le Rolex Paris Masters et les ATP Finals par exemple, bientôt, qu’il avait gagnés l'an passé. Comme abordez-vous cette nouvelle obligation ?
Daniil ne pense pas comme ça, il pense toujours en terme de points à gagner, jamais à perdre. A un certain niveau, quand tu es bien installé dans le Top 3 ou Top 5, tu ne penses plus en terme de points à défendre ou classement à protéger, mais de titres à gagner. Tu commences la saison en te disant : « Je veux être numéro et remporter le plus de gros titres possibles ». Donc chaque tournoi est une opportunité de gagner des points. Tu fais seulement le bilan à la fin, mais tu ne compares plus avec la saison précédente.
Penses-tu Daniil capable de gagner Roland-Garros et Wimbledon en 2022 ?
Gilles Cervara : Roland-Garros, je dis non. Wimbledon, je dis oui.
Pourtant, il a semblé avancer considérablement dans son rapport à la terre battue avec son quart de finale à Roland-Garros ?
Gilles Cervara : Sur le plan tennistique oui, mais l’enjeu sur cette surface, dans son cas à lui, à 80%, se situe dans l’approche. Je n’ai pas encore la garantie que ses problèmes dans l’approche de la terre battue sont derrière nous.