“J’ai longtemps cru que je pourrais revenir au sommet. J’ai dû accepter que ce ne serait pas le cas” – Thiem se livre longuement dans une interview exclusive

Son titre du Grand Chelem, sa blessure au poignet, sa retraite, son après-carrière, l’héritage qu’il va laisser au tennis, l’UTS… Dominic Thiem s’est longuement livré pour Tennis Majors, chez lui à Vienne.

Dominic Thiem, interview 2024 Dominic Thiem, lors d’une interview pour Tennis Majors en 2024 (© Tristan Lapierre, pour Tennis Majors / UTS)

Dominic, quel a été ton quotidien avant de disputer tes deux derniers tournois pros à UTS Francfort puis à Vienne?

Dominic Thiem : Aujourd’hui (lundi 4 octobre), était un peu une journée de travail classique, mais les jours précédents ont été vraiment, excitants, et aussi assez émouvants. Hier notamment, j’ai reçu le prix Niki Lauda, qui récompense l’athlète autrichien de l’année, ceci pour l’ensemble de ma carrière. J’ai passé un très beau moments, devant quelques-uns des meilleurs sportifs autrichiens, parmi lesquels des champions olympiques. C’était incroyable. C’est David Alaba (un footballeur, NDLR), qui m’a donné le prix sur scène, ce qui était vraiment sympa parce que c’est une personnalité et un athlète spécial. Et puis, les organisateurs, ont concocté une vidéo, avec notamment des mots de Roger Federer, Rafael Nadal et Novak Djokovic. Tout cela m’a beaucoup touché. Je m’en souviendrai probablement toujours.

Malgré la fin imminente, te sens-tu encore dans la peau d'un joueur de tennis ou un peu déjà, dans l'après?

Dominic Thiem : Oui, tout à fait. Pour être honnête, je me suis un peu moins entraîné après l’US Open et, quand je m’entraîne moins, mon niveau baisse assez vite. Il y a des joueurs qui ont une faculté à retrouver rapidement leur niveau après une blessure qui est assez incroyable. Ce n’est pas mon cas. Pour bien jouer, je dois beaucoup m’entraîner. J’espère pouvoir démontrer un bon niveau, pour la dernière fois.

Qu'est-ce qui te rendrait heureux pour ces deux derniers tournois ?

Dominic Thiem : Je sais qu’il y aura de l’émotion, parce que ce sont aussi mes adieux, mais ce serait super de pouvoir gagner un dernier match. Parce que ma dernière victoire commence à dater, c’était lors des qualifications de Roland-Garros. Donc oui, ce serait génial de pouvoir gagner un dernier match.

Je ne suis pas quelqu’un qui a éclos très vite, comme Carlos Alcaraz ou d’autres. Pour moi, cela a pris du temps. J’ai dû beaucoup souffrir pour y arriver.

Dominic Thiem

As-tu une idée de ce que tu feras dans les jours, les semaines et les mois qui suivront ta retraite ?

Dominic Thiem : Oui, j’ai notamment deux gros projets qui sont déjà en cours, et auxquels je me consacrerai pleinement. Il y a le projet “Energy”, qui vise à développer l’électricité solaire. Tout le monde peut déjà rejoindre ce projet et y participer.

Par ailleurs, il y a mon académie de tennis même si je pense que je n’y serai pas trop pendant quelques semaines, parce que j’ai besoin de prendre un peu de recul par rapport au tennis. Mais, par la suite, j’aimerais vraiment m’y consacrer à nouveau, notamment pour aider des jeunes joueurs à devenir professionnels. Parce que bien sûr, à terme, je souhaite redonner au tennis ce que le tennis m’a donné.

Et puis, tout simplement, j’aimerais pouvoir me poser quelques jours, pour réfléchir et penser à la suite, chose que je n’ai jamais vraiment pu faire durant ma carrière. Parce que tout va très vite durant une carrière. Même quand j’étais blessé, l’objectif était de récupérer et de revenir le plus vite possible. Il n’y a jamais le temps pour vraiment réfléchir, travailler sur ses émotions. C’est ce que j’aimerais faire un peu, avant de véritablement me plonger sur la suite.

Est-il possible que l'on te revoie un jour coacher sur le circuit, ou, comme beaucoup d'anciens joueurs, consultant à la télévision ?

Dominic Thiem : Je ne sais pas ce qui se passera à l’avenir mais pour l’instant, non, je ne prévois pas de revenir entraîner sur le circuit, parce que je suis un peu fatigué des voyages. C’est vrai que mon parcours et mon expériences pourraient être très utiles à des jeunes joueurs, surtout entre 15 et 20-21 ans, au moment de la transition entre les juniors et les professionnels. Là-dessus, j’ai beaucoup à partager. Je ne suis pas quelqu’un qui a éclos très vite, comme Carlos Alcaraz ou d’autres. Pour moi, cela a pris du temps. J’ai dû beaucoup souffrir pour y arriver, et mon cas pourrait servir d’exemple. Quant à commenter les matches pour la télévision, je n’en sais rien, on verra bien.

Dernière question sur la retraite – est-ce quelque chose dont tu as parlé avec des joueurs de ta génération, comme Federer, Nadal ou d'autres, juste pour échanger vos impressions sur le passage de ce moment difficile ?

Dominic Thiem : Je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire, non. Comme je disais, sur les tournois, on a vraiment trop de peu de temps pour vraiment parler, d’autant plus que tout le monde est en mode compétition. Ce n’est pas forcément le genre de choses dont on a envie de parler pendant un tournoi. J’espère que plus tard, dans quelques années peut-être, nous pourrons nous poser et échanger là-dessus avec tous les joueurs que j’ai pu affronter. Ce serait intéressant.

La seule personne avec qui j’en ai vraiment discuté, c’est André Schürrle, le footballeur allemand, qui est un bon ami. Il a pris sa retraite encore plus jeune que moi, à 29 ans. Cela m’intéressait de connaître son expérience, savoir comment s’étaient passées pour lui les premières semaines après avoir arrêté. Parce que finalement, peu importe le sport, c’est pour tout le monde à peu près la même chose. Il était vraiment celui que j’avais envie d’appeler pour parler de ça. Nous en avons discuté pendant environ une demi-heure au téléphone. Et il sera présent pour mes adieux à Vienne.

Je me souviens que j’étais assez nerveux avant mon premier match UTS.

Dominic Thiem

Abordons le chapitre UTS, une compétition qui t'a réservé une première cérémonie hommage. Vous avez été l'un des tous premiers joueurs à y participer, en 2020, l'année du lancement du projet, alors que vous étiez numéro 3 mondial. Toute l'équipe organisatrice était fière de vous avoir, d'autant plus que c'est aussi ce qui vous a lancé vers votre premiers titre en Grand Chelem, deux mois plus tard, à l'US Open. Peux-tu nous expliquer les raisons qui vous ont conduit à accepter ?

Dominic Thiem : Il s’agissait tout d’abord, à l’époque, de circonstances particulières puisque c’était pendant le Covid, alors que le circuit était sur pause. Honnêtement, j’étais vraiment heureux de pouvoir disputer une compétition et UTS nous en donnait cette possibilité.

Et puis, j’ai toujours aimé les concepts un peu différents. Toute l’année, chaque semaine, c’est toujours un peu la même chose. L’UTS apportait un vrai changement avec notamment ce format en quart-temps, les cartes, la possibilité de parler à son entraîneur, etc. Ça, c’est une chose. Et la deuxième chose, c’est qu’il s’agit d’une compétition très sérieuse, avec des matches très intenses sur le plan physique. C’est exactement ce dont j’avais besoin avant la reprise du circuit régulier. Donc je n’ai pas hésité à y aller.

Quand tu as appris les règles du jeu, qu'as-tu pensé dans un premier temps ? "Ils sont fous" ?

Dominic Thiem : Oui et non ! En fait, c’est ce qui me plaisait parce que, comme je l’ai dit, on joue tellement de tournois au format identique à l’année que cela fait du bien d’avoir un vrai changement. C’est ce qui fait que j’ai instantanément aimé le concept, dès la première fois où j’en ai entendu parler, et dès la première fois où je l’ai joué.

Quels sont tes souvenirs de ton premier UTS ?

Dominic Thiem : J’ai pas mal de souvenirs. J’ai perdu mon premier match contre Richard Gasquet, qui jouait vraiment bien puisqu’il avait aussi battu Stefanos (Tsitsipas) et Matteo (Berrettini). Je me souviens que j’étais pour ma part assez nerveux avant ce premier match, parce que je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Et puis, j’avais trouvé ça incroyablement dur physiquement, alors que j’étais en très bonne forme à l’époque, sans doute même à mon apogée. Finalement, j’avais très bien joué et cela m’avait donné beaucoup de confiance avant la tournée américaine.

On est loin d’une exhibition avec UTS

Dominic Thiem

Tu viens d'employer spontanément plusieurs fois le mot "compétition". Peux-tu préciser ça ? En contraste notamment aux gens qui parlent d'exhibition…

Dominic Thiem : Pour moi comme pour tous les autres joueurs qui y participent, il s’agit d’un tournoi normal. On est loin d’une exhibition. Ce qui est appréciable, c’est que tous les joueurs sont ensemble avant le tournoi, et l’on fait pas mal de choses ensemble. Ça chambre pas mal. Et puis, l’esprit de compétition grandit au fur et à mesure que l’on s’en rapproche. J’ai toujours voulu y gagner.

C’est un concept très intéressant. Ce qui change aussi du circuit normal, c’est qu’on n’a pas trop le temps de gamberger pendant les matches, parce que tout va beaucoup trop vite. Quinze secondes entre les points, ce n’est rien du tout. Après un échange long et disputé, vous vous sentez fatigué mais vous devez tout de suite vous replacer pour le point suivant. Personnellement, cette règle est l’une des raisons pour lesquelles j’aime ce format. Et puis, même si vous perdez un ou deux quarts-temps, vous pouvez toujours gagner le match. Le fait qu’il y ait un temps limite apporte également quelque chose.

A UTS, il y a beaucoup de points assez spectaculaires, avec un tennis différent et souvent très offensif. C'est grâce à cette règle des 15 secondes, sans doute…

Dominic Thiem : Oui, complètement d’accord. Au début, pendant trois ou quatre minutes, ça va encore. Mais à partir de la septième ou huitième minute, s’il y a un échange très difficile, le point d’après, vous devez tenter quelque chose de spécial parce que vous n’avez plus le souffle pour vous lancer dans un nouveau long échange. C’est la raison pour laquelle on assiste souvent à des rallyes spectaculaires et un peu différents.

Quelle est selon vous les parties de ton jeu qu'UTS a permis de mettre en valeur ?

Dominic Thiem : A l’époque, quand j’avais joué pour la première fois en 2020, je me souviens que, lorsque cela commençait à devenir vraiment difficile physiquement, j’avais cette capacité à tenter un gros coup de n’importe quelle zone du court. Et, souvent, ça rentrait. Je crois que les règles ont un peu changé depuis car il n’y a plus qu’une seule balle de service autorisée, ce qui me convient, car je ne suis pas le meilleur serveur du circuit. Ces deux aspects là du format me sont plutôt favorables.

Tout est intense à l’UTS.

Dominic Thiem

Tu as participé à un second événement UTS en 2024, à Oslo. Quels souvenirs en gardes-tu ?

Dominic Thiem : De très bons souvenirs. Ce qui était différent, c’est la présence du public. Parce qu’à l’époque, en 2020, il n’y en avait pas et je me souviens que j’espérais vraiment pouvoir disputer ce genre de match dans un stade plein. Les jours précédents l’événement ont été très sympas aussi. Malheureusement, après avoir perdu deux gros matches contre (Holger) Rune et (Alexander) Bublik, je suis tombé malade et j’ai dû déclarer forfait pour la suite. Donc ça s’est un peu mal fini. Mais je suis heureux d’avoir une nouvelle chance à Francfort.

Tu as néanmoins marqué les esprits en remportant un point magnifique contre Rune, un passing entre les jambes qui a fait le bonheur des réseaux sociaux. Tu t'en souviens?

Oui, je me souviens de ce point. C’était vers la fin du quart-temps, nous étions tous les deux très fatigués. C’est un coup que j’ai beaucoup travaillé à l’entraînement et je savais que je pouvait le réaliser. Si j’y parvenais, il y avait de fortes chances pour que ce soit un coup gagnant. Donc j’ai décidé de le tenter parce que, de toutes façons, j’étais déjà à la limite physiquement et je voulais finir le point. Or, ce coup entre les jambes était la meilleure façon d’y arriver. Soit ça passait, soit ça cassait. Finalement, ça a marché. Incroyable !

Si vous deviez partagez tes sentiments sur UTS à des joueurs qui n'y ont jamais participé, que dirais-tu?

J’utiliserais un mot pour le décrire. Ce mot, c’est “intense”. Tout est intense à l’UTS. Vous avez deux matches par jour, seulement 15 secondes entre les points, vous êtes vraiment à la limite à la fin des quatre-temps. Honnêtement, quand on n’y a jamais participé, on ne s’y attend pas forcément. Quand vous regardez à la télévision, les joueurs ont l’air détendus, ça rigole beaucoup, l’atmosphère est géniale. Mais quand vous jouez, c’est vraiment intense. C’est ce que j’expliquerais à un joueur parce que, s’il ne s’y attend pas, il peut être vraiment surpris par cet aspect là.

Le fait de gagner enfin un titre du Grand Chelem a été un énorme soulagement.

Dominic Thiem

Y'a-t-il selon toi un profil de joueur qui "matche" mieux avec le format UTS, à l'image d'Alexander (Bublik) qui en est l'un des meilleurs spécialistes ?

Dominic Thiem : Je pense aussi au “Demon” (Alex de Minaur), grâce à ses capacités physiques. C’est un gros avantage, surtout vers la fin des quarts-temps. Et puis, le jeu dépend moins du service, qui n’est pas son meilleur coup. (Andrey) Rublev, c’est un peu pareil. Pour les joueurs dont la première balle est l’une des forces principales, c’est plus difficile. Pour des joueurs du fond de court très physiques comme Rublev et de Minaur, c’est en revanche bien adapté.

Revenons maintenant sur ta carrière et notamment sur ce qui en a sans doute été l'apogée, à savoir ton titre du Grand Chelem remporté à l'US Open, en 2020. Quels souvenirs en gardes-tu ?

Dominic Thiem : C’était une finale très tendue. Le fait de gagner enfin un titre du Grand Chelem a été un énorme soulagement, après trois finales perdues. Je sais à quel point c’est difficile de parvenir en finale d’un tournoi majeur, et l’on ne sait jamais si la chance se représentera un jour. Finalement, elle s’est représentée et cette fois, pas contre Novak (Djokovic) ou Rafa (Nadal) dans leur jardin (il a perdu la finale de l’Open d’Australie 2020 contre Djokovic et les finales de Roland-Garros 2018 et 2019 contre Nadal).

Malgré tout, Sascha (Alexander Zverev) est un adversaire difficile. Je n’aime pas vraiment jouer contre lui à cause de son énorme service et de son incroyable revers. Son style ne me convient pas trop. J’avais conscience de tout cela. En plus, il y avait beaucoup de pression de l’extérieur. On disait que j’étais favori de cette finale, je ne le voyais pas vraiment comme ça.

Tout cela a fait que j’étais vraiment très tendu dans ce match. J’ai très mal joué lors des deux premiers sets alors que lui, de son côté, était dans le flow. Heureusement, j’ai réussi à desserrer un peu le frein à main à partir du troisième set. Ensuite, une fois au cinquième set, tout se joue sur des détails. Nous voulions tous deux tellement le titre… Et nous étions tous les deux à la limite physiquement, au bord des crampes. Donc oui, tout s’est joué sur quelques points. La chance, peut-être. Elle était de mon côté ce jour-là, heureusement. Après avoir gagné cet ultime tie-break du cinquième set, mon premier sentiment a été un immense soulagement.

je me suis dit intérieurement : “Ok, peut-être que ce tournoi est pour moi”.

Dominic Thiem, au sujet de l’US Open 2020

Tu parles de cette tension prégnante… Comment es-tu parvenu à t'en libérer ?

Dominic Thiem : La tension était effectivement omniprésente autour de ce match, depuis la veille et les heures précédent le début. Après la perte des deux premiers sets, c’est vrai que ça allait mieux mais je n’étais pas non plus complètement libéré. C’est compliqué de l’être dans une finale de Grand Chelem. Mais au moins, j’étais dans le match, j’étais capable de me battre, de courir après la balle. Au début, j’étais tellement crispé que je n’arrivais même pas à bouger.

Le fait que cette finale se joue à huis clos à cause du Covid a-t-il renforcé cette tension ambiante ?

Dominic Thiem : Oui, probablement. Les circonstances étaient très inhabituelles. Honnêtement, c’était difficile de faire dans ces conditions une night session sur le court Arthur-Ashe, qui est normalement très électrique, avec plus de 20.000 personnes dans le public. Là, il y avait quoi… Vingt personnes dans le stade. Tout était complètement silencieux. Donc oui, c’était compliqué et je suppose que cela ne nous a pas aidés. En temps normal, vous tirez beaucoup d’énergie de la foule et là, cette énergie manquait. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce match a été aussi tendu, clairement.

On se souvient tous de cette finale contre Zverev, mais que retiens-tu de l'ensemble de ta quinzaine ?

Dominic Thiem : Je n’ai pas du tout eu un tirage facile. J’aurais pu aller au cinquième set contre Marin Cilic au troisième tour. Mais ce match m’a bien boosté car ensuite, j’ai très bien joué contre Félix (Auger-Aliassime), Alex (de Minaur) et Daniil (Medvedev), que j’ai tous battus en trois sets. Contre ce dernier, c’était peut-être mon meilleur match de la quinzaine. Je m’en suis sorti en trois sets, alors qu’il a servi pour le gain du deuxième et du troisième set.

Donc la route n’était pas facile, mais je jouais vraiment bien. Ce qui, au fond de moi, a augmenté un peu la pression pour la finale. D’autant que Sascha, de son côté, avait beaucoup plus lutté durant ses matches pour parvenir en finale, il a même failli être éliminé à plusieurs reprises. D’une certaine manière, je me suis dit intérieurement : “Ok, peut-être que ce tournoi est pour moi.” Et tout cela a renforcé cette pression.

En mon for intérieur, je pensais que le fait de gagner un Grand Chelem me rendrait heureux pour toujours et changerait profondément ma vie. Mais en fait, pas du tout.

Dominic Thiem

Qu'est-ce que le fait de gagner un Grand Chelem a changé pour toi ?

Dominic Thiem : Honnêtement, pas grand-chose. Pourtant mon for intérieur, je pensais que le fait de gagner un Grand Chelem me rendrait heureux pour toujours et changerait profondément ma vie. Mais en fait, pas du tout. Ça, c’est une illusion. Fondamentalement, rien n’a changé. Dans vingt ans – j’espère que nous serons encore là -, honnêtement, tout le monde s’en fichera de savoir si je suis un vainqueur de Grand Chelem ou non. Cela remet les choses en perspective.

Mais, à l’époque, ce n’était pas ma façon de voir. Je me disais que, sans un titre du Grand Chelem à mon actif, ma carrière ne serait pas géniale. Que j’aurais toujours des doutes. Ce n’était pas facile à gérer. Aujourd’hui, avec le recul, tout est plus simple. Bien sûr, c’est agréable d’avoir la coupe à la maison. Mais, au bout du compte, ça n’est qu’une coupe et ça ne fait pas une grande différence dans la vie de tous les jours.

Le processus a-t-il été long avant que vous ne réalisiez que, finalement, ça ne changeait pas grand-chose ?

Dominic Thiem : Non, je me suis assez rapidement rendu compte qu’un titre du Grand Chelem, ça n’est pas forcément ce qui vous rend heureux éternellement. Après trois ou quatre mois, les choses sont revenues à la normale et ce n’est pas comme ça que j’avais envisagé les choses. C’était une expérience très très difficile et, en même temps, très intéressante. Je suis heureux d’avoir finalement pu surmonter tout ça.

Pensez-vous que des joueurs qui courent toute leur vie après un Grand Chelem sans jamais y arriver pourraient comprendre ce que vous dites ?

Dominic Thiem : Je ne sais pas s’ils pourraient le comprendre mais à mon avis, pour avoir une vie heureuse sur le long terme, c’est mieux de voir les choses de cette façon. De la même manière, je vois aussi très différemment aujourd’hui ce que j’aurais ressenti si j’avais perdu cette finale. Ce qui aurait très bien pu arriver, puisque j’étais mené 5-3 au cinquième set. Mais si j’avais perdu, je pense que je serais le même aujourd’hui. Au bout du compte, le plus important, c’est vraiment de tout essayer, de donner le meilleur de soi-même et, aussi, de savoir apprécier le processus. Votre vie ne doit pas dépendre de deux ou trois points gagnés ou perdus ici ou là.

“Thiem pouvait à peine renvoyer la balle, je connais cette senstion” – extrait de notre talk show Match Points

Je pense que c’est en 2017 que j’ai vraiment pris conscience que je pouvais rivaliser avec eux (les membres Big Three) à chaque match, ou presque.

Dominic Thiem

A ce stade de ta carrière, tu étais, avec Murray, le seul capable de rivaliser sur la durée avec le Big Three. Tu as un total de 16 victoires contre Federer, Nadal et Djokovic. Quand as-tu réalisé que tu étais devenu assez fort pour pouvoir rivaliser avec les trois plus grands joueurs de l'histoire ?

Dominic Thiem : Je pense que c’est en 2017 que j’ai vraiment pris conscience que je pouvais rivaliser avec eux à chaque match, ou presque. Cette année-là, je bats Nadal à Rome en quart de finale puis, deux semaines plus tard, Djokovic à Roland-Garros, également en quart de finale. Pour moi, c’était deux victoires incroyables, qui m’ont fait réaliser que, si je jouais mon meilleur tennis, j’avais ma chance contre n’importe qui, sur n’importe quelle surface. Et cette prise de conscience est vraiment importante parce que quand tu rentres sur le court contre de tels joueurs, il faut avoir la conviction profonde, intérieurement, de pouvoir gagner. Sinon, c’est perdu d’avance.

Bon, cela dit, ce n’est pas parce que vous pensez pouvoir gagner que vous le faites obligatoirement. La finale de Roland-Garros 2019 contre Nadal, par exemple, a été ma limite. Je pensais pouvoir rivaliser, j’ai le sentiment d’avoir joué mon meilleur tennis là-bas et, malgré tout, j’ai perdu. Cela dit, c’était facile à accepter parce que je ne pouvais pas faire grand-chose de plus. Mais c’est l’un des matches où ma profonde croyance intérieure n’a pas fonctionné. Sinon, contre Nadal, j’y croyais vraiment et je pense que c’est pour ça que je suis parvenu à le battre pas mal de fois.

Revenons d'ailleurs sur cette finale de Roland-Garros 2019… Pendant deux sets, le niveau était incroyable et, après avoir égalisé à une manche partout, as-tu vraiment cru l'exploit possible à ce moment-là ?

Dominic Thiem : Honnêtement, le feeling n’était pas si bon parce que j’avais eu le sentiment de mieux jouer au premier set. En fait, la perte de ce premier set avait été dure à avaler. Je jouais extrêmement bien, j’avais un break d’avance et j’ai quand même fini par le perdre 6-3. Au deuxième , j’ai continué à très bien jouer, notamment à très bien servir, et il m’a fait quelques cadeaux à 6-5 qui m’ont permis de remporter ce set. Tout s’était bien goupillé mais, avec l’expérience, je me doutais bien que ça n’allait pas continuer comme ça.

Et, effectivement, ça n’a pas continué. Lors des troisièmes et quatrième sets, j’ai conservé un niveau de jeu correct mais lui, de son côté, a considérablement élevé le sien. Au final, j’ai perdu assez sèchement ces deux derniers sets.

Tu as remporté cinq de tes sept dernières confrontations contre Djokovic, tu mènes 5-2 avec Federer et tu as battu quatre fois Nadal sur terre battue. Que t'inspirent ces statistiques, et laquelle a le plus de signification à tes yeux ?

Dominic Thiem : C’est flatteur en tout cas, et je suis vraiment fier de ces statistiques. Toutes ont de la valeur à mes yeux. D’une manière générale, le fait d’avoir pu jouer tous ces matches contre ces joueurs, c’est un véritable cadeau. Ce sont des matches dont je me souviendrai toujours.

Parce qu’au-delà des chiffres, ce qui reste au final dans les souvenirs, ce sont les matches en eux-mêmes et les émotions qu’ils procurent. Je m’en souviens de deux en particulier et, d’ailleurs, ce sont deux défaites : contre Rafa à l’US Open en 2018 la finale de l’Open d’Australie 2020 contre Novak. Là-bas, à Melbourne, j’avais peut-être joué le meilleur tennis de ma carrière, si l’on prend en compte l’ensemble du tournoi.

L’Œil du Coach #9 – Comment Thiem, comme Nadal, a fait évoluer son jeu pour gagner aussi sur dur

Jouer contre Nadal, Federer et Djokovic a été un privilège, ce sont les trois lus grands de tous les temps.

Dominic Thiem

D'un autre côté, on pourrait se dire que tu n'as pas eu de chances de tomber sur ces trois joueurs, sans lesquels tu aurais peut-être cinq ou six Grands Chelems à ton actif…

Dominic Thiem : Oui, je comprends que l’on puisse penser de cette façon. Mais personnellement, je vois cela comme un privilège d’avoir joué contre eux, parce que ce sont trois des plus grands sportifs de tous les temps.

Cela dit, ce n’est pas pour autant que c’était plus facile avant eux, ni après. Beaucoup de gens disaient qu’une fois le Big Three parti, cela laisserait de la place pour les joueurs de ma génération, Daniil, Sasha, Stefanos, etc. Et que s’est-il passé ? Carlos (Alcaraz) est arrivé, Jannik (Sinner) est arrivé… Et maintenant, c’est la même chose. Si vous voulez gagner un grand titre, il faut battre l’un des deux, voire les deux. Et ce sera pareil dans 15 ans. Les gens diront : Ok, Carlos et Jannik vont partir à la retraite, ce sera plus facile… Sauf que d’autres prendront la relève.

L’histoire du tennis a toujours fonctionné ainsi et continuera de fonctionner ainsi. Mais dans cette grande histoire, Roger (Federer), Rafa et Novak ont une place à part, c’est certain. Voilà pourquoi je me sens chanceux d’avoir pu jouer autant de matches contre eux.

Tu as expliqué avoir énormément travaillé pour y arriver. Comment trouver l'équilibre entre la souffrance et le plaisir ? Dans ces périodes de travail acharné, quel a été le sentiment dominant ?

Dominic Thiem : La plupart du temps, c’est un travail difficile. C’est de la souffrance. On parle de rester pendant des heures sur le court ou dans la salle de gym, travailler sans relâche, connaître des défaites douloureuses qui vous font mal… Et en même temps, il y a toujours un match à venir, à préparer.

Mais il y a aussi des moments de joie. Bien sûr, les victoires mais parfois aussi les matches épiques, même en cas de défaite. Le meilleur sentiment, c’est quand vous gagnez un tournoi. Tous ces moments de joie viennent compenser les moments plus difficile. Qu’en est-il lorsqu’on mène une vie “normale” ? Je me suis parfois posé la question.

Pendant mes meilleures années, j’ai connu cette ambivalence des sentiments. Mais lors des deux ou trois dernières saisons, la souffrance et les moments difficiles sont devenus de plus en plus nombreux au quotidien, tandis que les moments plus heureux se sont raréfiés. A partir de là, il n’y avait plus cet équilibre. Et je pense que c’est là qu’il faut envisager de prendre sa retraite.

Quand tu parles de souffrance, c'est de la souffrance physique ou mentale ?

Dominic Thiem : Les deux. Physiquement, bien sûr, c’est très exigeant. Mais ça l’est aussi mentalement. Se lever tous les jours en ayant à l’esprit qu’il va falloir tout donner… Et il n’y a pas beaucoup de moments de pause, sauf en fin de saison, à la période de Noël. Mais il faut ensuite très vite reprendre l’avion pour l’Australie. Tout ceci est très exigeant. Tant qu’il y a cet équilibre dont nous parlions, tout va bien. Mais une fois que cet équilibre se rompt, cela devient presque invivable.

Après cette blessure, mon poignet n’a plus jamais été le même.

Dominic Thiem

Comment t'es-tu rendu compte que tu commençais à perdre cet équilibre et que, précisément, cela allait te conduire à la retraite ?

Dominic Thiem : C’est une accumulation de choses. Après l’US Open 2020, j’ai continué à très bien jouer jusqu’à la fin de la saison. J’ai atteint les quarts de finale à Roland-Garros (disputé en automne cette année-là, Ndlr), la finale au Masters… Mais c’est à ce moment-là, je pense, que j’ai commis une erreur. J’étais épuisé physiquement et mentalement, vraiment au bout du rouleau, et j’aurais dû faire une pause. Je n’étais pas prêt à aller en Australie, j’y suis allé quand même . Cela m’a pris du temps pour retrouver la flamme, la motivation intérieure. Et c’est au moment où j’avais l’impression que cela commençait à revenir que je me suis blessé au poignet (une blessure survenue lors d’un match contre Adrian Mannarino à Marjorque, en juin 2021).

Après cette blessure, mon poignet n’a plus jamais été le même. Plus la même force, plus la même stabilité, plus les mêmes sensations… Il m’a fallu un certain temps pour accepter le fait que je courais après une version de moi-même qui n’existait plus. J’ai longtemps cru que je pourrais revenir au sommet. Et puis, un jour, j’ai dû accepter que ce ne serait pas le cas.

Si je fais le bilan, ma carrière a été néanmoins incroyable, bien meilleure que celle à laquelle j’aspirais à mes débuts. J’aurais peut-être pu continuer et peut-être même revenir dans le top 100, voire top 50. Mais d’un autre côté, je n’ai jamais particulièrement aimé la vie d’un joueur de tennis. Mener cette vie n’a de sens, pour moi, que si c’est pour être au sommet et me donner la chance de gagner les plus grands titres. Autrement, cela n’en vaut plus la peine. Alors, je préfère arrêter et débuter un nouveau chapitre.

Ton poignet est-il encore un peu blessé ?

Dominic Thiem : Oui, il m’arrive parfois d’avoir mal. L’articulation est toujours un peu raide. Mais ce n’est pas le principal problème. Le gros souci, c’est que je ne peux plus l’accélérer comme avant. Or, l’une de mes grandes forces, c’est le “spin” et le rythme que je pouvais imprimer à mes coups. C’est ce que qui faisait mal à mes adversaires. Et le poignet jouait un rôle important dans ma technique de frappe. A partir du moment où ça s’est délité sur ce point, mon niveau a chuté.

Je ne suis pas un joueur qui peut se reposer sur son service, je n’ai pas non plus le talent d’un Nick Kyrgios. Moi, j’ai besoin d’être à 100% et que mes frappes le soient aussi. Si ce n’est pas le cas, je ne suis plus un joueur de classe mondiale. En fin de compte, c’est aussi pour cela que j’ai fini par me blesser. J’ai demandé beaucoup à mon poignet qui a encaissé tellement de violence dans les frappes, depuis mon plus jeune âge. A un moment donné, il aurait pu totalement lâcher.

C’est vrai que je me suis énormément entraîné pour arriver à mes fins. Maintenant, est-ce que j’en ai trop fait ? Je ne dirais pas cela. Parce que je pense que c’était le seul moyen pour moi d’y arriver. Pour être dans le top 10, se rapprocher des titres du Grand Chelem, c’était le prix à payer.

Comment aimeriez-tu que les gens qui t'ont vu jouer se souviennent de toi ?

Dominic Thiem : J’aimerais que l’on se souvienne de moi, tout d’abord, comme d’un joueur fair-play et sympa, mais aussi, comme d’un joueur qui a pratiqué un beau tennis que les gens, et surtout les plus jeunes, ont aimé regarder jouer. Oui, ça, c’est le plus important pour moi : j’espère avoir emmené beaucoup d’enfants à s’intéresser et à jouer au tennis. Parce que je trouve que c’est tellement important de faire du sport, surtout à l’époque difficile que nous vivons aujourd’hui.

J’aimerais que l’on se souvienne de moi, tout d’abord, comme d’un joueur fair-play et sympa, mais aussi, comme d’un joueur qui a pratiqué un beau tennis que les gens, et surtout les plus jeunes, ont aimé regarder jouer.

Dominic Thiem

As-tu une idée de ce que tu feras dans les jours, les semaines et les mois qui suivront ta retraite ?

Dominic Thiem : Cela a été un long processus. Dans la vie, j’ai une caractère plutôt “défensif” et j’ai dû changer cela parce quand le tennis moderne, il faut être agressif. On ne peut s’imposer que si on rentre vraiment dans la balle, si on réussit des coups gagnants. Mon identité de jeu s’est développée dans cette optique.

Et puis, je pense que mon coup signature est devenu le revers, notamment le revers du fond de court, loin derrière la ligne. C’est dû au fait que j’ai évolué à une époque où les revers à une main se sont raréfiés, et je reste d’ailleurs à ce jour le dernier vainqueur de Grand Chelem avec un revers à une main. Pas pour longtemps, espérons-le. Mais je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles les gens aimaient bien me regarder jouer, parce qu’il n’y a plus beaucoup de revers à une main.

Comment as-tu décidé que l'UTS de Francfort et Vienne seraient les deux derniers tournois de ta carrière ?

Dominic Thiem : J’ai pris la décision de mettre fin à ma carrière au mois de mars et, dans mon esprit, ça a toujours été clair que le jour où je prendrais ma retraite, ce serait à Vienne parce que c’est chez moi, devant mes fans, et aussi parce que c’est en fin de saison. C’est une chance, un peu comme pour les joueurs français qui ont la possibilité de s’arrêter à Paris.

Quant à l’UTS, quand j’ai vu l’année dernière qu’un événement allait être organisé à Francfort, j’ai aussitôt voulu y participer. J’ai une bonne connexion avec l’Allemagne, c’est le grand voisin de l’Autriche. J’ai toujours aimé y jouer et j’y ai souvent bien joué. Donc cela a été relativement facile de décider que ces deux tournois seraient mes deux derniers.

Comment gères-tu tes émotions ? On peut s'attendre à ce que ce soit très chargé…

Dominic Thiem : Je ne suis pas quelqu’un qui pleure facilement. Je ne sais pas pourquoi, les larmes ne coulent pas chez moi ! Quand les émotions surgissent, elles sont liées à des images, à des souvenirs. A Vienne, ce sera ma 14e participation. C’est le tournoi auquel j’ai le plus souvent participé. Donc quand je vais y disputer mes derniers points, j’aurais en tête toutes les images de ces 14 dernières années.

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