Interview exclusive avec Goran Ivanišević : “Djokovic est le seul joueur capable de faire le Grand Chelem calendaire”
Novak Djokovic a écrit l’histoire en remportant Roland-Garros pour la deuxième fois dimanche. Dans une interview exclusive accordée à Tennis Majors, son entraîneur Goran Ivanisevic nous a fait part de ses réflexions sur le tournoi, sur la confiance en soi et l’état d’esprit de Djokovic, ainsi que sur ses chances à Wimbledon, qui débute dans moins de deux semaines.
Lors d’une interview accordée à Tennis Majors, Goran Ivanišević, entraîneur de Novak Djokovic, a déclaré qu’il n’avait jamais cessé de croire en son joueur tout au long de son parcours à Roland-Garros. Même lorsque le numéro 1 était mené deux sets à zéro en finale contre Stefanos Tsitsipas.
Dans le cadre d’un accord d’alternance conclu entre chaque partie, Goran Ivanišević a accompagné Djokovic à Melbourne pour le premier tournoi du Grand Chelem de l’année, et Marián Vajda a pris le relais à Paris. Ivanišević sera de nouveau avec Serbe à Wimbledon, l’endroit où le Croate a remporté son seul titre du Grand Chelem en 2001.
Avant de se tourner vers Wimbledon, Goran Ivanišević nous a partagé ses impressions sur les victoires de Novak Djokovic face à Nadal et Tsitsipás, la nature de sa collaboration avec le numéro 1 mondial, et même sur sa prédiction de l’année dernière selon laquelle Djokovic allait battre Nadal à Roland-Garros. Au cours de l’entretien, Ivanišević a également évoqué la longévité de Novak Djokovic, la signification du titre de Belgrade à ses yeux, et bien d’autres sujets.
Je n’ai jamais vu Nadal aussi impuissant à Roland-Garros
Goran Ivanišević
Tennis Majors : Quelle a été votre première réaction face à cet énorme accomplissement ? C'était un chemin difficile, donc le titre a encore plus de saveur…
Goran Ivanišević : Je disais depuis un certain temps qu’il serait plus facile pour Novak d’affronter Nadal en demi-finale, selon moi. Nous étions à Belgrade lorsque le tirage au sort de Roland-Garros a eu lieu, et il (Novak Djokovic) n’était pas particulièrement heureux de voir Rafa et Roger dans sa moitié de tableau. Honnêtement, je préférais qu’il en soit ainsi. Rafa n’a jamais perdu une finale à Paris (il n’y avait cependant jamais perdu de demi-finale non plus jusqu’à cette édition 2021), l’approche et la mentalité pour une finale sont toujours spécifiques, et Rafa a 13 titres. Son état d’esprit y est similaire à celui de Novak à l’Open d’Australie.
Le match a commencé manière presque identique à la finale de l’année dernière, mais cette fois-ci Novak est parvenu à débuter un nouveau match zéro quand il s’est retrouvé mené 5-0. Il a presque réussi à revenir dans ce premier set et je savais que nous allions assister à une rencontre différente. Ce qui s’est passé dans le deuxième, troisième et quatrième set… Je n’ai jamais vu Rafa aussi impuissant à Roland-Garros. Je pense que Novak aurait pu gagner le troisième set plus tôt, mais dans l’ensemble, son tennis a été parfait.
Quelles étaient les clés tactiques pour que Djokovic battre Nadal ?
Tout d’abord, il était prêt à rester sur ce court pendant vingt heures, si l’aurait fallu pour gagner. Lors de la finale de 2020, Novak n’a pas montré son vrai visage, il s’est entêté à essayer de raccourcir les échanges. Cette fois-ci, il était prêt à courir encore et encore, il était préparé à un combat physiquement éreintant.
J’ai l’impression que Novak a bien ouvert le court. On a beaucoup parlé des conditions en soirée, mais je ne pense pas que cela ait eu un grand effet. Contrairement à l’année dernière, Novak a bien mieux géré les revers très bombés et liftés de Rafa sur son revers, ce coup ne l’a pas tellement gêné.
Il était aussi très concentré pour finir les points. Avec Rafa, vous attaquez à répétition, puis il contre-attaque soudainement, et vous êtes en difficulté. Cette fois-ci, Novak a cru en ses coups, même lorsqu’il les manquait. Rafa ne pouvait rien faire.
“Nous savions que Tsitsipas allait être extrêmement difficile à battre”
Comment s’est passée la récupération pour la finale après un match épuisant contre Nadal ?
Novak est exceptionnellement professionnel. S’il avait perdu la finale, une victoire contre Rafa n’aurait rien signifié. Oui, c’était une sensation agréable de battre Rafa à Roland-Garros, mais il fallait l’oublier au bout d’une heure.
Nous savions que Tsitsipás allait être extrêmement difficile à battre. Il lâche des frappe incroyables. Il est jeune, très affuté et c’est un joueur complet. Son service est très bon, il se déplace sur le court de façon phénoménale, son coup droit est magnifique, il a beaucoup amélioré son revers et il n’hésite pas à monter au filet. Personnellement, c’est mon préféré parmi tous les jeunes.
Novak était très motivé. Il a bien commencé, ayant des balles de break dans le premier jeu, puis servant à 6-5 pour prendre l’avantage…
Que s'est-il passé ensuite ? Djokovic a semblé être gêné par le soleil…
Oui, il trouve souvent quelqu’un ou quelque chose contre lequel se battre, il en a besoin, ça le nourrit. Si ce n’est pas contre nous dans le box, alors c’est le soleil. Si ce n’est pas le soleil, c’est un nuage (rire). Il a mal joué ce jeu (à 6-5, lorsqu’il servait pour la première manche), tout comme les trois ou quatre premiers points du jeu décisif.
Il est tout de même revenu (dans le tie-break), a réussi un retour incroyable pour obtenir une balle de set, mais Tsitsipás a frappé ce superbe décalage coup droit ; c’est un de ces coups auxquels on ne peut que dire “bien joué”. Ensuite, dans le deuxième set, Novak s’est éteint. Un peu comme on éteindrait une lumière.
Novak devait se réveiller et j’étais sûr qu’il le ferait
Goran Ivanisevic
Étiez-vous inquiet à ce moment-là ?
Je ne l’étais pas. J’ai dit que Novak n’avait besoin que d’un seul set et qu’il gagnerait s’il était capable de prendre le troisième. Je pensais que le quatrième pourrait être plus serré, mais dans le cinquième je savais que Tsitsipás n’aurait aucune chance.
C’est ce qui s’est passé. J’y ai cru non seulement en raison de l’expérience de Novak, mais aussi parce que Tsitsipás ne me semblait pas jouer suffisamment bien pour gagner en trois manches.
Je savais que Novak devait se réveiller, et que s’il y parvenait il pourrait renverser la situation. Au troisième set, il a montré une énergie et une attitude différentes. Après avoir breaké Tsitsipás, il a pris le contrôle du match et ne l’a jamais lâché. Il aurait même pu gagner le cinquième set plus confortablement, il menait 4-2 et 15-40.
Vous avez mentionné l'énergie et l'attitude, mais au niveau du jeu, qu'est-ce que Djokovic a changé pour renverser la situation ?
Il a commencé à varier et à s’ouvrir le court. On pouvait voir l’envie dans ses yeux, il a commencé à frapper la balle de manière plus agressive. Lorsque Novak se transforme en un joueur très difficile à déborder du fond, ses adversaires doivent en faire plus qu’ils n’en sont capables.
Par exemple, Tsitsipás a pris Novak à contre-pied une dizaine de fois dans le deuxième set, ce que l’on ne peut pas faire contre lui en temps normal. Dès le début du troisième set, Novak n’a pas laissé de telles choses se reproduire. De plus, il a commencé à beaucoup mieux servir et retourner.
Tsitsipás s’est retrouvé coincé par le jeu de Novak ; quand c’est le cas, il est vraiment difficile d’en sortir. On pouvait le voir en regardant Stéfanos, il n’avait plus de solutions – il regardait son équipe, son père, ne sachant pas quoi faire, comme s’il les appelait “à l’aide”. Mais, à ce moment-là, il n’y avait pas grand-chose à faire.
“Belgrade a beaucoup compté pour Novak, ça l’a aidé à Paris”
L'année dernière, vous avez reçu de nombreuses critiques pour avoir prédit que Djokovic battrait Nadal en finale. Cette année, votre prophétie s'est réalisée.
J’ai le droit de dire ce que j’ai envie de dire. J’avais mes propres raisons, je fais partie de l’équipe de Novak et il est normal que je croie en mon joueur. Cette année, il a donné une leçon de tennis à Nadal. Je ne jubile pas ; simplement, l’année dernière, Novak n’était pas prêt, alors qu’il était cette fois préparé pour le combat et solide mentalement. C’est un exploit extraordinaire que de remporter Roland-Garros pour la deuxième fois.
Beaucoup de gens doutaient de la décision de Novak de jouer à Belgrade (la semaine précédant le début de Roland-Garros). Ils disaient que ça le faisait arriver à Paris bien trop tard, le samedi. Mais ce qui s’est passé à Belgrade l’a aidé en tant que joueur et en tant que personne. Le soutien du public belgradois a beaucoup compté pour lui, et il a emporté cette énergie, ces vibrations positives avec lui à Paris.
De nouvelles opportunités s'ouvrent maintenant. Wimbledon est dans deux semaines, Novak sera-t-il capable de récupérer et d'être prêt ?
Il en sera capable. Je veux dire, il le doit. Novak connaît ses objectifs. Mercredi, nous allons à Majorque, et ensuite à Londres. Le titre de Roland-Garros ne fera que le motiver davantage. Il y a longtemps, j’ai dit que Djokovic était le seul joueur capable de réaliser le Grand Chelem calendaire. Cela arrivera-t-il ou non, seul Dieu sait, mais si quelqu’un peut le faire, c’est bien Novak.
Alors, quel est le plan, combien de temps allez-vous rester à Majorque ?
Nous devrions y être mercredi. À mon avis, nous ne devrions pas jouer le tournoi car l’herbe de Wimbledon est très différente de celle de Majorque (Djokovic ne jouera finalement que le double, NDLR) Nous devons être à Londres au moins trois jours avant, car Novak joue lundi en tant que tenant du titre. Nous resterons à Majorque pendant sept ou huit jours.
Nous devons avoir au moins deux entraînements sur gazon à Londres, donc oui, nous devrions y être vendredi. En plus de cela, nous devons nous habituer à des conditions très strictes à Wimbledon, car la bulle nous attend là-bas aussi.
“Ça peut être intense avec Novak, mais nous travaillons très bien ensemble”.
Vous faites partie de l'équipe de Djokovic depuis un moment maintenant (depuis Wimbledon 2019), vous connaissez très bien ses habitudes. Combien de temps pensez-vous qu'il puisse encore jouer à ce niveau ?
C’est ce que beaucoup de gens se demandent. C’est un génie, une personne qui cherche toujours à devenir meilleure. Il jouera à ce niveau aussi longtemps qu’il le voudra – deux, trois, quatre ans. Il a faim de victoires et de records, et il est heureux sur le court. Il a dit qu’il allait alléger encore plus son emploi du temps l’année prochaine, même si je ne suis pas sûr qu’il puisse jouer moins que cela. Il joue parce qu’il aime le jeu et qu’il y prend plaisir. Pour combien de temps exactement, personne ne le sait.
Dans vos interviews, vous dites souvent que Novak veut toujours devenir meilleur. Pourriez-vous citer un exemple de votre travail quotidien qui reflète cela ?
Parfois, cela peut être difficile. Il y a beaucoup de choses qu’il fait parfaitement, vous ne pouvez tout simplement pas faire mieux. C’est là qu’intervient la différence d’opinion – la nôtre en tant qu’entraîneurs et la sienne. Quand il veut faire quelque chose de mieux, de différent, mais que Marián (Vajda) et moi ne sommes pas d’accord. Alors nous commençons à (parler) : coup droit, revers, service, revers… Même son retour, qui est le meilleur de tous les temps, il pense parfois à changer quelque chose pour l’améliorer encore.
Il est normal d’avoir des différences d’opinion, cela rend notre collaboration intéressante. Avec Novak, j’ai appris beaucoup de nouveaux détails et je me suis amélioré en tant qu’entraîneur. Mais oui, cela peut devenir intense et chaud. Surtout pendant les matchs, mais globalement, nous travaillons très bien ensemble.
“Je ne voudrais pas de Federer dans notre partie de tableau”.
Goran Ivanisevic
Pour finir, quelle est la plus grande menace pour Novak à Wimbledon et qu'attendez-vous de Federer ?
Je pense que Federer a fait un geste intelligent à Paris. Il a testé son corps, s’est remis un peu en forme et a obtenu exactement ce qu’il souhaitait : trois matchs à son actif et il n’a pas voulu prendre le risque de se blesser. Wimbledon est son objectif numéro un. Pour être honnête, je ne voudrais pas le voir dans notre partie de tableau.
Quant aux autres, il y a les favoris habituels de nos jours : Nadal (finalement forfait), Tsitsipás, Zverev, Medvedev… Il y a beaucoup d’outsiders dangereux avec de gros services comme Raonic, Opelka, Isner… Et aussi Čilić, qui ne sera pas tête de série, mais qui vient de remporter un titre à Stuttgart.
Comme nous n’avons pas joué sur gazon l’année dernière, je pense que nous sommes tous impatients d’y retourner. Je m’attends à un tournoi amusant. Novak sera le favori, mais ce ne sera pas facile.