Roger Federer, l’homme qui a réinventé le tennis
Roger Federer, qui vient d’annoncer à 41 ans la fin imminente de sa légendaire carrière, a élevé le tennis à des hauteurs que l’on pensait inatteignables. Au-delà de son immense palmarès, il a touché le public grâce à son élégance, mais aussi un génie et une sensibilité qui tranchaient presque avec sa soif de vaincre.
Voilà, c’est terminé. Ce jeudi 15 septembre 2022 restera à jamais un jour spécial dans l’histoire du tennis, et du sport en général. C’est le jour où Roger Federer a annoncé – avec un sens certain du timing – la fin de sa carrière, et même si celle-ci ne se terminera réellement qu’à l’occasion de “sa” Laver Cup, la semaine prochaine à Londres, on est tous d’accord pour dire que ça ne compte pas vraiment. Et donc que c’est fini. Et que ça fait bizarre.
Bizarre, le mot est faible. La retraite de Roger Federer, même si l’image pourrait paraître violente, c’est un peu comme la mort d’un aïeul très âgé. On savait tous que c’était imminent, inéluctable. Mais le jour où ça arrive, nous sommes tous plongés dans une profonde tristesse teintée de nostalgie, parce que nous sommes tous rattrapés par ce drôle de sentiment qu’au fond, nous n’étions pas vraiment prêts. Personne n’est prêt à se confronter à la mort d’un proche. Personne n’est prêt à se confronter à la petite mort d’une légende.
Avec Roger Federer, nous laissons tous aujourd’hui un peu de nous-mêmes sur le bord de la route. Pardonnez-nous le cliché sur “la fin d’une époque”, mais il est vrai qu’il y a beaucoup de ça. Le Suisse restera l’incarnation d’une ère qu’il a profondément marquée de son brio, pendant quasiment un quart de siècle, le premier quart du XXIè siècle.
Sa carrière a débuté en 1998, date de son premier match sur le grand circuit, à Gstaad, soldé par une défaite anecdotique face à l’Argentin Arnold Ker, à même pas 17 ans. Elle s’est terminée sur une défaite en quart de finale de Wimbledon, en 2021, à presque 40 ans, face à Hubert Hurkacz. Roger Federer aurait bien voulu continuer l’aventure. Mais il ne pouvait plus. Son corps ne pouvait plus.
C’est toujours ainsi avec les grandes histoires. On sait comment elles se terminent, mais il est difficile de définir précisément à quel moment elles ont commencé. Où situer le début de la légende Federer ? A cette année 1998 et ses grands débuts chez les pros, assortis d’un sacre à Wimbledon et d’une place de n°1 mondial chez les juniors ? A cette victoire légendaire en forme de passation de pouvoir face à Pete Sampras en huitième de finale de l’édition 2001 de Wimbledon ? A son premier sacre en Grand Chelem deux ans plus tard, toujours à Wimbledon ? On ne sait pas vraiment. Ce que l’on remarque, c’est que le mot Wimbledon revient souvent. Donc on sait où.
C’est une évidence, Wimbledon restera le tournoi le plus fermement accolé à son nom. Roger Federer y détient le record historique de huit titres, il y a écrit les plus belles pages de son livre d’or et peut-être atteint son plus haut niveau d’excellence. Paradoxalement, il y a aussi connu ses deux défaites les plus traumatisantes, la finale 2008 contre Rafael Nadal et la finale 2019 contre Novak Djokovic. Deux des plus grands matches de tous les temps, face à ses deux plus grands rivaux, pour deux drames de forte magnitude. Le dernier dont on peut se demander, d’ailleurs, s’il s’en est réellement remis un jour. Lui peut-être. Ses fans, c’est sûr que non.
D’un coup, Federer s’est mis à gagner partout, tout le temps…
Avant l’avènement de ceux qui allaient devenir ses deux acolytes du Big Three, indissociables de son histoire et de sa grandeur – on en reparlera -, Roger Federer a emmené le tennis à des sommets qu’on n’avait jamais vus avant. Et qu’à vrai dire, on ne pensait pas (à tort) revoir après. Bien entendu, le tennis ne l’avait pas attendu pour avoir ses immenses champions, de Tilden à Sampras en passant par les Gonzales, Laver, Rosewall, Connors, Borg, McEnroe, Lendl ou Agassi, liste loin d’être exhaustive. Mais ces champions avaient tous plus ou moins une faiblesse, un coup moins fort, une surface moins prolixe ou a minima des petits coups de moins bien par-ci, par-là, physiques ou mentaux, à certains moments de la saison. Bref, parfois, ils perdaient.
A son apogée, Federer, lui, frappait toujours, tout le temps, de janvier à novembre, sur toutes les surfaces. Y compris sur terre battue, oui, même s’il lui a fallu un peu plus de temps pour conquérir le Graal de Roland-Garros, non pas à cause d’un manque d’appétence pour l’ocre, mais en raison de l’hégémonie sur cette surface de l’extra-terrestre espagnol que vous savez. En dehors de la Porte d’Auteuil, donc (jusqu’en 2009), le Federer “prime” gagnait à peu près tout. Il a été le premier à pratiquer ce tennis total, ultime, d’un bout à l’autre de la saison, avec une classe folle et une dominance absolue. Jusqu’à toucher du doigt, à un moment donné, une forme d’invincibilité.
Entre 2004 et 2007, il a ainsi bouclé trois Petits Chelems dont deux d’affilée en 2006 et 2007 (ce qu’il reste le seul à avoir fait), engrangeant un total de 41 titres au gré de ces faramineuses quatre saisons, et disputant, durant le même espace-temps, 10 finales majeures consécutives. Le tout en éparpillant façon puzzle la concurrence, écœurant la génération de son âge (les Hewitt, Roddick, Safin and co) avec la même maestria qu’il avait éteint la génération d’avant lui.
D’aucuns diront que Federer est aussi le produit de son temps, qu’il a profité de l’homogénéisation contemporaine des surfaces pour instaurer ce règne sans partage, sur tous les territoires. C’est un procès un peu sévère, alors qu’il a peut-être au contraire été l’une des victimes de ce ralentissement global, notamment celui du gazon. Lui aussi a dû s’adapter à son époque pour passer progressivement, en même temps qu’il lissait les contours de son caractère, d’un attaquant flamboyant à un “all around player” au style, à la volonté et à la condition physique adaptés à n’importe quel revêtement.
Au cœur des années 2000, le tennis aurait tout aussi bien pu se disputer sur du vieux gazon, du har-tru, de la glace ou de la bouse de vache pilée que ça n’eût rien changé. A ce moment-là de sa carrière, Roger Federer ne gagnait pas grâce à la surface, il gagnait simplement parce qu’il n’avait plus de failles, pas plus dans l’expression de sa volonté que dans celle de sa condition physique. Et encore moins sur le plan technique, même si certains sont allés le titiller sur son revers parfois fragile, quand il s’agissait de le jouer à partir d’une certaine hauteur. Jusqu’à ce qu’il le travaille et le révolutionne, lui aussi.
Au fil de ses exploits, le Bâlois, peut-être malgré lui, a déclenché une folle course aux records qui allait finir par devenir vertigineuse, et pour tout dire incontrôlable, une fois que Nadal puis Djokovic entrèrent dans la danse. En 2009, c’est au moment où sa période d’ultra-dominance avait d’ailleurs commencé à s’estomper – notamment au bénéfice de l’Espagnol – que Federer, paradoxalement, entra définitivement au panthéon en remportant enfin, à Roland-Garros, le seul Grand Chelem qui lui échappait encore. Puis en décrochant à Wimbledon son 15e titre du Grand Chelem pour battre le record de Pete Sampras. Un record que l’on ne pensait pas vraiment battable, et qui aura tenu à peine sept ans.
C’est à cet instant précis, peut-être, que le tennis a basculé pour de bon dans une autre dimension. Une dimension dans laquelle les chiffres sont venus au relais des lettres et de l’émotion pour qualifier les plus grandes victoires. La course au nombre de titres du Grand Chelem, et plus encore la course au GOAT, le fameux Greatest of All Time, pas grand-monde ne s’en souciait avant Federer. Le Suisse n’a pas seulement emmené le tennis à l’ère du 2.0. Il l’a aussi conduit tout droit dans l’antre de la statistique reine.
Bien sûr, il ne l’a pas fait tout seul. Il l’a fait avec le concours des deux phénomènes qui ont eu l’impudence de le regarder dans les yeux, Rafael Nadal et Novak Djokovic. Il est étrange, d’ailleurs, de se dire que les deux plus grands rivaux de la carrière de Federer sont nés bien après lui, et sont parvenus à leur propre firmament bien après lui aussi. Cette différence d’âge – 5 ans avec Nadal, 6 avec Djokovic – ne l’a sans doute pas servi dans ses tête-à-tête avec ces deux champions, qui lui sont tous les deux défavorables. Mais c’est un autre débat dans lequel on ne veut surtout pas rentrer. Vous nous voyez venir.
Ce qu’on peut avancer sans trop de risque de se tromper, en revanche, c’est que sans Roger Federer, il n’y aurait pas eu de Rafael Nadal, ni de Novak Djokovic. Pas “à ce point”, on veut dire. Ni peut-être aujourd’hui, par extension, de Carlos Alcaraz, qui est pour beaucoup la parfaite synthèse de ces trois monstres. Roger a élevé le curseur tellement haut que Rafa puis Novak ont dû à leur tour élever leur niveau de jeu à des hauteurs qu’ils ne soupçonnaient peut-être même pas, simplement pour pouvoir exister au départ. Auraient-ils eu la même exigence envers eux-mêmes sans leur aîné ? Le même appétit de victoires ? Il est permis d’en douter.
2017-2019 : L’ultime parenthèse enchantée
Toujours est-il que lorsque l’Espagnol et le Serbe ont pris sa succession au commandement du tennis mondial, à l’embouchure des années 2010, le Suisse a montré une autre forme de grandeur. La trentaine passée, il aurait pu, en monarque déchu, quitter la scène, repu de gloire et d’argent. Il a choisi au contraire de se réinventer pour mieux renaître de ses cendres, malgré la force de la concurrence (on n’oublie pas Andy Murray ni la notion de Big Four qui a longtemps prévalu), malgré les inévitables soucis physiques qui ont commencé à se faire sentir, le dos notamment, en 2013, puis ces fichus ménisques, à partir de 2016.
De ce splendide sursaut d’orgueil, il en aura résulté deux inoubliables “revival”. Le premier d’abord en 2012 (il y a plus de dix ans, oui…), avec un 7e titre à Wimbledon décroché après plus de deux ans de disette en Grand Chelem. Et surtout celui de 2017 et cet inoubliable sacre à l’Open d’Australie, après six mois d’absence, au terme d’une finale titanesque face à Rafael Nadal, qui émergeait tout juste lui aussi du placard. Le tout avec un revers revisité, transfiguré même, venu mettre la dernière touche de virtuosité à ce tableau de maître.
A débuté alors l’ultime parenthèse enchantée de Roger Federer qui, tout en profitant des malheurs concomitants de Novak Djokovic, a retrouvé à plus de 35 ans la flamme de sa jeunesse. Il en a profité pour ingurgiter, lors de cette même année 2017, un dernier Wimbledon pour la route, un huitième qui lui a permis là aussi de battre le record de Sampras. Puis il a poussé le bouchon jusqu’à un 20e et dernier titre du Grand Chelem, conquis à l’Open d’Australie 2018, redevenant dans la foulée numéro 1 mondial, le plus vieux de l’histoire à plus de 36 ans. Sachant que Carlos Alcaraz vient tout juste de devenir le plus jeune, la boucle est bouclée, de la plus parfaite des façons.
N’empêche qu’alors, la légende Federer paraissait sans fin. En 2019, le phénix bâlois arrondissait ses statistiques : 100e titre ATP conquis à Dubai, 10e titre décroché à Halle (son record personnel), 100e match remporté à Wimbledon en quarts de finale contre Kei Nishikori. Et puis, quatre jours plus tard, il y a eu cette diablerie de finale contre Djokovic. Puis le genou, à nouveau. Puis le Covid. Puis le genou, encore. Et puis le temps, tout simplement, a fini par faire son œuvre. Les légendes ne meurent jamais, c’est vrai. Mais elles finissent par se reposer, un jour. Et même par s’en aller.
Aujourd’hui, Roger Federer s’en va et la trace qu’il va laisser dans l’histoire de son sport est immense, à l’image du vide profond qu’il vient de creuser dans le cœur de ses millions de fans. Est-il le GOAT ? Personne n’en sait rien. Au bout du compte, il n’a peut-être pas été le meilleur dans l’histoire du jeu puisque la plupart des chiffres sont contre lui, maintenant que Nadal (22) et Djokovic (21) ont battu son record de titres en Grand Chelem. Mais il a peut-être bien été le plus grand, oui, si l’on se réfère à l’émotion suscitée dans le cœur du public.
D’où vient-elle d’ailleurs, cette émotion ? Peut-être, sur le tard, à une forme d’empathie liée à la manière dont ses deux rivaux l’ont martyrisé et souvent ramené à la réalité de son âge, tout comme à celle d’un tennis plus cartésien. Mais c’est sans doute plus profond que ça. Elle vient aussi de la beauté du geste, cette élégance inégalée née d’une fluidité musculaire et d’une coordination œil-main absolument prodigieuses.
Roger Federer n’a jamais sacrifié l’esthétique sur l’autel de l’efficacité, quitte à donner du tennis cette image tellement fausse d’un sport facile. Le tout sans jamais non plus, ou alors très rarement, céder à la tentation du coup facile, indolent. Cette alliance presque antinomique du geste pur et de la soif de sang, qu’on retrouvait peut-être chez un Zinedine Zidane en football ou un Michael Jordan dans le basket, c’est quelque chose qu’on n’avait peut-être jamais vu sur un terrain de tennis. Pas autant, en tout cas.
On pourrait aussi bien sûr parler du caractère policé de Federer, extrêmement courtois, parfait communiquant, maniant les langues avec dextérité sans jamais être avare d’une bonne analyste technique. Voilà qui a sans doute largement contribué à son universalité, même si ça lui a aussi causé quelques “inimitiés” avec ceux lui préférant la rage insolente d’un Djokovic ou la hargne musculeuse d’un Nadal. Mais au fond, on se demande si, là où Federer a réussi à émouvoir autant de personnes, plus encore qu’avec son talent, ça n’est pas plutôt avec ses faiblesses.
Dieu du tennis mais avec une sensibilité tellement humaine, “Rodgeur” a eu finalement ce don unique de rendre son génie accessible au plus grand nombre. Il a touché les gens en plein cœur avec ses larmes déversées sur les plus grandes scènes du monde, et pas qu’une fois d’ailleurs, même si les plus célèbres resteront peut-être celles qui ont roulé sur son visage après sa défaite face à Nadal en finale de l’Open d’Australie 2009.
Oui, c’est peut-être cela. Au fil de ses victoires et plus encore de certaines défaites, Roger Federer a su prouver qu’il n’était pas qu’une étoile inaccessible, mais avant tout un homme, rappelé à la dure réalité du temps qui passe et de son corps qui grince. Une fin tellement “normale”, pour un champion tellement divin. Tout Roger Federer, en fin de compte.