ATP, le syndicat devenu circuit : comment les joueurs ont pris le pouvoir sur le tennis mondial
Dans le deuxième épisode de notre trilogie sur les racines de la gouvernance éclatée du tennis mondial, Tennis Majors vous explique comment les joueurs ont pris le contrôle du circuit masculin via leur syndicat, après vingt ans de flottements autour de circuits concurrents. En 1988, les joueurs réalisent un véritable coup de force sur un parking de l’US Open…
“Un fouillis complet, une période chaotique”. Le tennis pensait avoir réglé son principal problème de gouvernance en s’ouvrant au professionnalisme en 1968. Mais la description que nous en fait Richard Evans donne une idée du chantier colossal qui reste à mener : “L’organisation du tennis dans les années 1968 à 1973 était un méli-mélo de personnes qui montraient leurs muscles pour avoir leur part du gâteau”, résume le journaliste britannique, qui couvre le tennis depuis les années 1960. Depuis que le tennis est “open”, les promoteurs privés se multiplient et le calendrier des tournois n’a aucune cohérence hors des Grands Chelems, selon le même rythme qu’aujourd’hui.
Deux circuits concurrents : le WTC et le Grand Prix
À partir de 1970, deux principaux circuits masculins, tous deux créés avant le début de l’ère Open, co-existent :
- Le World Tennis Championship (WTC), créé en 1967 sous l’impulsion du richissime homme d’affaires américain Lamar Hunt ;
- Le Grand Prix, piloté par la Fédération Internationale de Tennis (FIT), dans lequel s’insèrent les prestigieux tournois du Grand Chelem
Le WTC commence avant l’ère Open avec les “Handsome Eight” : les joueurs Dennis Ralston, John Newcombe, Tony Roche, Cliff Drysdale, Earl Buchholz, Nikola Pilić, Roger Taylor et Pierre Barthès. Puis le WTC s’ouvre aux autres joueurs et propose au début des années 70 une vingtaine de tournois sur l’année. Il est couronné par une épreuve d’un nouveau format, rassemblant les huit meilleurs joueurs de la saison WTC, au mois de mai.
Le Circuit Grand Prix a été créé en 1967 à l’initiative de l’Américain Jack Kramer, grand joueur des années 1940 (deux US Open et un Wimbledon au palmarès), promoteur de renom pour les joueurs professionnels avant l’ère Open.
“Jack Kramer s’est allié avec l’ITF qu’il avait jusqu’ici combattu pour instaurer le professionnalisme, décrypte Richard Evans. Le WTC a causé d’énormes problèmes au circuit Grand Prix. De nombreux joueurs ont parfois été privés de Grands Chelems en représailles d’avoir participé à des tournois de promoteurs privés comme le WTC. En 1974, Jimmy Connors n’a pas pu disputer Roland-Garros. La Fédération française le lui avait interdit. Il avait été sanctionné pour avoir disputé un tournoi intervilles aux États-Unis. Cette année-là, il aura remporté les trois autres levées du Grand Chelem”.
“Permettre aux joueurs de parler d’une seule voix”
C’est dans ce chaos que naît l’ATP en 1972, l’association des joueurs de tennis professionnels masculins. Donald Dell, ancien joueur et capitaine de l’équipe américaine de Coupe Davis, fondateur du tournoi de Washington (dont il est toujours président), en est l’un des trois créateurs, avec Cliff Drysdale, joueur sud-africain de 32 ans plébiscité par les joueurs pour être leur président, et le même Jack Kramer. Dell se remémore :
“L’idée était de créer un syndicat des joueurs, pour qu’ils parlent d’une même voix, pour leur donner plus de poids dans leur négociation avec les tournois et la Fédération internationale”.
La manoeuvre se révèle efficace. En 1973, l’ITF décide, à la demande de la fédération yougoslave de tennis, de suspendre un mois Niki Pilic. Elle le prive de Wimbledon, pour n’avoir pas voulu participer à une rencontre de Coupe Davis. La décision symbolise le contrôle des fédérations sur le tennis mondial. Pour joueur un Grand Chelem, un joueur doit être en règle avec sa fédération.
En réaction à cette suspension, 79 joueurs de l’ATP décident de ne pas participer à Wimbledon par solidarité.
“Pour la seule fois de l’histoire, un tenant du titre en état de jouer, Stan Smith, ne défend pas son titre à Wimbledon, souligne Donald Dell. Ça montre le niveau de solidarité des joueurs entre eux”.
Le boycott de Wimbledon marque la prise de pouvoir des joueurs dans la gouvernance du tennis mondial. Ils font comprendre qu’ils sont unis et que s’ils ne jouent pas, il n’y a pas de tennis. Jan Kodes, le spécialiste de la terre battue, en profite pour remporter son troisième majeur.
“Le boycott a montré que l’ATP était bien née, c’est son acte fondateur, s’enthousiasme l’Américain. Nous avions des leaders incroyables, chez les joueurs comme à la tête de l’ATP avec Jack Kramer. Notre but, en tant que dirigeants de l’ATP, comme celui des joueurs, a été de faire grandir le jeu au fil des années, de défendre le tennis tout entier, et pas un tournoi, un pays, une fédération”.
Tout bascule sur le parking de l’US Open
Quinze ans plus tard, un nouveau coup de force des joueurs va faire basculer la manière dont est organisé le circuit professionnel masculin en l’unifiant et en précipitant la fin du WTC et du Grand Prix. Nous sommes le 26 août 1988, au troisième jour de l’US Open. Sur un parking, dans un timing qui paraît improvisé, le président de l’ATP Jordan Hamilton convoque une conférence de presse. Autour de lui, de nombreux joueurs sont là, en cercle. Mats Wilander, Brad Gilbert et Yannick Noah notamment. Le boss du syndicat des joueurs détaille son plan “Le tennis à un tournant”, où il explique que l’ATP a l’intention de créer son propre circuit professionnel dès 1990.
“Tout a basculé grâce au leadership extraordinaire de Hamilton Jordan. Ce circuit, c’est son idée à lui”, s’enthousiasme Donald Dell.
Ancien chef de cabinet de la Maison Blanche, Hamilton Jordan est un politicien de grand talent, et un orateur hors pair. Ray Moore, président de l’ATP de 1983 à 1985, était allé le chercher pour représenter les joueurs.
Des joueurs qui réclament depuis plusieurs années plus d’argent de la part des Grands Chelems. Ceux-ci, chacun de leur côté, refusent. Ils sont lassés de la gouvernance claudiquante du Men’s International Professional Tennis Council (MIPTC), l’organisme qui gère le circuit Grand Prix, où les joueurs, les tournois, et la Fédération Internationale de tennis (ITF) ont chacun 3 voix, ce qui met les joueurs en position minoritaire.
“Mais les choses étaient en train de changer détaille Donald Dell, qui est à ce moment-là agent de Stan Smith et Arthur Ashe. Nous, l’ATP, avions notamment gagné quatre ans plus tôt un procès contre le MIPTC qui voulait réduire l’influence des agents”.
La Fédération Internationale et les Grands Chelems sont pris de court.
“La Fédération américaine (USTA) a bêtement refusé d’accorder une salle à Jordan pour sa conférence de presse, si bien qu’en se tenant sur le parking, les joueurs ont eu cinq fois plus de retombées que s’ils avaient fait cela dans une salle, se rappelle le journaliste américain Richard Evans. Cela a été un symbole mythique du désaccord entre les joueurs et la fédération internationale”.
Les institutions qui ont historiquement gouvernées le tennis souhaitent de toute façon garder leur indépendance et ne pas se joindre au circuit de l’ATP.
“Depuis le boycott de Wimbledon, explique Donald Dell, l’ITF et les Grands Chelems ont toujours peur des joueurs, et ont préféré rester indépendant d’eux, surtout Wimbledon, qui a toujours voulu tout faire à part”.
L’ATP Tour naît avec un mode de gouvernance particulier. L’ATP n’est désormais juridiquement plus un syndicat de joueurs, mais une structure chargée de labelliser un partenariat entre les joueurs et les tournois.
“Au conseil d’administration, les joueurs ont trois voix, les tournois trois, et le président trois. Les joueurs se retrouvent souvent, notamment sur le sujet du prize-money, avec une égalité à 3-3 avec les tournois. Comme le président ne veut pas trancher, de peur de se mettre les joueurs ou les tournois à dos, on est dans une situation de blocage”, décrypte l’homme d’affaires Américain.
De là naît la gouvernance du tennis masculin telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec l’ATP, l’ITF et les quatre Grand Chelems établis en six entités distinctes, auxquelles il faut ajouter la WTA.
“Cela fait dépendre les décisions et les accords de la bonne entente entre les présidents d’institutions. Il faut des leaders”, analyse Dell.
“Nous voulions créer Tennis inc”
Richard Evans, qui a parfois été plus que simple journaliste dans le monde du tennis, a notamment participé à l’une des seules tentatives qui a existé pour unifier la gouvernance du tennis mondial autour d’une institution. Une idée qui resurgit avec la crise du Covid-19.
“En 2004, à l’initiative de Butch Buchholz (alors directeur du tournoi de Miami) et moi-même, nous avons réuni à Houston, à l’occasion du Masters, tous les acteurs du jeu pour leur présenter notre projet. Nous voulions créer Tennis Inc., une seule entité pour gérer le tennis mondial, dirigée par un commissioner. Tout le monde est venu à cette réunion : les directeurs des Grands Chelems, de l’ATP, de la WTA, de l’ITF, les directeurs de tournois, les industriels du tennis, les équipementiers. Il a été impossible de faire s’entendre tout le monde. Wimbledon, notamment, ne voulait pas coopérer.”
“On a fait une deuxième réunion l’année suivante à Miami, poursuit Evans, qui a couvert plus de 170 Grands Chelem dans sa carrière. Nous avions invité George Mitchell, ancien chef de la majorité présidentielle au Sénat américain. Il avait été missionné par le président Clinton pour régler la crise entre l’Irlande et le Royaume Uni et l’Irlande du Nord. Il avait été capable de solutionner le problème de l’Irlande du Nord, mais il n’a rien pu faire pour persuader les gouvernants du tennis mondial de travailler ensemble. Ça illustre bien l’ampleur du problème”.
“Être chacun de son côté, c’est néfaste pour la promotion du tennis, décrypte Donald Dell, désormais responsable du tennis chez Lagardère Unlimited. Au lieu de promouvoir le tennis en tant que sport, dans un contexte global où il est important de bien se marketer, d’offrir un produit unifié face à la concurrence des autres sports, les circuits et les Grands Chelems défendent leurs intérêts personnels.”
Dell, l’un des hommes qui a le plus pesé dans la gouvernance du tennis mondial, estime qu’il est encore temps d’évoluer pour le tennis.
“Aujourd’hui le tennis est devenu un sport global, explique-t-il. Les joueurs professionnels sont de plusieurs dizaines de nationalités différentes, quand auparavant seuls quelques pays dominaient le jeu. Le marché asiatique s’ouvre considérablement. Mais en même temps, le marché est de plus en plus concurrentiel, notamment aux États-Unis. Il faut s’allier pour promouvoir le tennis en tant que sport, et non pas défendre les propres intérêts de chacun de ses acteurs”.
A ces divergences qui remontent pour la plupart à un demi ou un quart de siècle, s’ajoute l’enjeu de la séparation des gouvernances des tennis masculins et féminins. Car le tennis masculin a grandi et s’est construit en laissant sciemment de côté les femmes. Celles-ci ont finalement petit à petit rattrapé leur retard. Et peuvent savourer leur revanche.