Nadal, les premiers jours du reste de sa vie sans Federer
Le départ à la retraite de Roger Federer, officialisé le week-end dernier lors de la Laver Cup, laisse Rafael Nadal orphelin de son grand rival et (néanmoins) grand ami. Il n’est pas exclu que cela puisse l’affecter pour la suite. Jusqu’à quel point ?
Circuit d’Imola, 1er mai 1994. Au volant de sa Williams-Renault, le pilote de Formule 1 brésilien Ayrton Senna boucle, pour la télévision, un tour de piste matinal en préambule du Grand Prix de Saint-Marin, qui doit se courir l’après-midi. Au micro, il a cette phrase restée célèbre à l’attention de son grand rival français Alain Prost, retraité depuis la saison précédente et désormais consultant télé : “Tu me manques, Alain.”
La suite, tragique, on la connaît. Senna rencontrera la mort au tournant de Tamburello, quelques heures plus tard, pendant la course. Il n’était, paraît-il, plus vraiment lui-même depuis plusieurs mois.
Pardonnez-nous la violence de l’exemple mais c’est pour dire à quel point, dans l’histoire des grandes rivalités qui ont marqué le sport, le départ d’un des protagonistes ne peut jamais laisser l’autre totalement indifférent. Senna avait été profondément bouleversé par le départ de Prost en 1993 et c’est peu dire, pourtant, que les deux hommes s’étaient écharpés sur et même en dehors de la piste, loin de partager le même degré de complicité que Roger Federer et Rafael Nadal.
Le week-end dernier, on a beaucoup souligné – les images ont parlé d’elle-même – l’émotion non feinte de l’Espagnol au moment d’officialiser le départ à la retraite de celui avec lequel il aura partagé, peut-être, la plus grande rivalité de l’histoire du tennis.
Voir Roger Federer noyé dans un torrent de larmes, c’était attendu : on connaît la sensibilité du garçon, qu’on a souvent vu pleurer sur un court après certaines de ses défaites mais aussi de ses victoires les plus marquantes. Et puis, après tout, vendredi soir, c’est lui qui quittait la scène.
En revanche, plus surprenante a été la violence de l’émotion qui a fauché Rafael Nadal en plein vol. Pendant le match, déjà : comme il l’a dit, il était à peine capable de servir au début de ce double d’adieu, qu’il a entamé par une double faute. Mais après le match, surtout, lorsqu’on l’a vu pris au piège à son tour de longs sanglots incontrôlables.
Jamais sans doute ne l’avait-on vu dans un tel état sur un terrain de tennis. Il est possible que cela ait quelque chose à voir aussi avec le stress qu’il traverse en ce moment avec la fin de grossesse de sa compagne que la presse espagnole relaie comme étant compliquée. Mais cela dit bien, avant toute chose, à quel point le départ de son grand rival l’aura plongé dans un profond désarroi émotionnel.
Roger a toujours été le joueur à battre, il a toujours été face à moi dans les moments les plus importants de ma vie. D’où mon émotion…
Rafael Nadal
Une fois que tout ceci a été dit et constaté, reste une question qui se pose : à quel point cela va-t-il l’affecter pour la suite et la fin de sa carrière, lui qui a célébré ses 36 ans en juin dernier ? Impossible de répondre à brûle-pourpoint, évidemment. Lui-même ne peut pas appréhender une telle chose. Mais impossible non plus de penser que le départ de Roger n’aura pas le moindre impact sur lui. Comme il l’a souligné à Londres, “avec le départ de Roger, c’est un peu de moi-même qui s’en va aussi.” Cela veut tout dire. A partir d’aujourd’hui, plus rien ne sera jamais comme avant.
Roger Federer et Rafael Nadal ne se sont jamais privés de le dire, quitte à “exclure” un peu (trop ?) Novak Djokovic de leur folle dualité : l’un considère l’autre comme son plus grand rival. Ils ont pourtant tous les deux joué moins de matches qu’ils ne l’ont fait face au Serbe :
- 40 “Fedal”
- 59 “Nadalovic”
- 50 “Federovic”
Mais passé un certain cap, les chiffres ne comptent plus.
Qui d’autre que John McEnroe l’histoire a-t-elle retenu comme le plus grand rival de Björn Borg (et la Laver Cup nous le rappelle chaque année avec leur présence sur le banc de la Team Monde et de la Team Europe en tant que capitaines) ?
Pourtant, Big Mac et Ice Borg ne se sont affrontés que 14 fois, contre (respectivement) 34 et 23 fois contre Jimmy Connors, par exemple. La symbolique de l’opposition des styles, la force du match le plus culte (Wimbledon 1980 pour Borg-McEnroe, Wimbledon 2008 pour Federer-Nadal) surpassent tout dans l’imaginaire collectif.
On ne sait si “Fedal” constitue la plus grande rivalité de l’histoire du tennis – chacun jugera selon son vécu et son ressenti personnel. Mais ce qui est sûr, c’est que les deux hommes sont devenus l’un pour l’autre bien plus que des rivaux. Pour Nadal, Federer est celui qui l’a fait grandir, sans doute aussi atteindre un tel niveau d’excellence.
“Quand je suis arrivé sur le circuit et que j’ai commencé à percer, Roger était toujours là, en face ce moi. Pour moi, il a toujours été le joueur à battre, rappelait ainsi l’Espagnol en conférence de presse. En fait, il a toujours été face à moi dans les moments les plus importants de ma vie, d’où mon émotion.
“En même temps, nous avons toujours eu une bonne relation qui n’a fait que s’améliorer au fil des ans. Même si nous avons été rivaux, nous avons beaucoup de points communs, une approche de la vie assez similaire. C’est ce qui fait que l’on se comprend.”
Jamais de ma vie je n’aurai une plus grande proximité avec aucun autre humain sur cette Terre.
Martina Navratilova, à propos de sa grande rivale Chris Evert.
C’est ce qui fait aussi la particularité de leur rivalité par rapport aux autres grandes rivalités de l’histoire du tennis, voire de l’histoire du sport. Les Borg-McEnroe, puis McEnroe-Lendl plus tard, les Edberg-Becker ou autres Sampras-Agassi ont tous été marqués au mieux par une certaine distance, au pire par un vrai antagonisme, avec toujours néanmoins un fond de respect mutuel qui n’a pu s’exprimer qu’une fois que tout était terminé.
Federer et Nadal, eux, ont accroché dès leur première rencontre, à l’occasion d’un double à Indian Wells en 2004. Malgré la barrière de la langue puis la férocité de leur concurrence, ils ont tout de suite tissé un lien spécial – Federer avait invité Nadal dans sa box dès le lendemain de ce double – dont ils ne se sont jamais départis.
Leur histoire commune a fait le reste, à mettre aussi en lien avec la particularité de ce sport qu’est le tennis, un sport d’opposition certes, mais aussi un sport d’échanges, où l’on “joue” avec (et contre) l’autre et où, donc, on n’est finalement rien sans l’autre.
Les propos de Rafael Nadal évoquent ceux tenus par Martina Navratilova peu de temps après le départ de son immense rivale Chris Evert, qu’elle avait affrontée à 80 reprises (deux “Fedal”, tout de même…) à cheval entre les années 70 et 80. “Nous avons vécu tellement de moments forts, sur et en dehors d’un court, que jamais de ma vie je n’aurai une plus grande proximité avec aucun autre humain sur cette Terre”, avait déclaré la légendaire Américaine d’origine tchèque.
Djokovic, une “carotte” importante pour Nadal
Navratilova et Evert, dont l’opposition de styles pouvait – en forçant un peu le trait – être comparée à Federer-Nadal, avaient eu une histoire encore un peu différente des grands rivaux évoqués plus haut. D’abord très copines, elles s’étaient éloignées au plus fort de leur rivalité jusqu’à devenir presque ennemies.
Puis elles s’étaient rapprochées à nouveau et leurs derniers duels, à la fin de leur carrière, n’avaient plus tout à fait le même niveau d’intensité. Parfois, elles affichaient même ostensiblement une certaine complicité sur le court. Au fond, voyant la fin se rapprocher, elles avaient déjà commencé à changer, un peu.
Bien sûr, dans les rivalités comme dans les couples, le départ de l’un ne signifie pas – et heureusement – le début de la fin pour l’autre. Navratilova a gagné son dernier Wimbledon quelques mois après le départ d’Evert, en 1990, à 33 ans. McEnroe a connu ses meilleures années après le premier départ de Borg en 1981 (il était encore très jeune, il est vrai). Agassi a connu un magnifique crépuscule après Sampras.
Mais il peut y avoir un temps de digestion, lié de près ou de loin à une surcharge émotionnelle, et dans le cas de Nadal, la décompression est d’autant plus à surveiller qu’elle arrive à un stade très avancé de sa carrière et un moment crucial de sa vie d’homme, alors qu’il s’apprête à devenir père. Même si sa force de motivation n’a jamais été prise à défaut tout au long de sa carrière, cela fait quand même beaucoup.
Au-delà de son amour inconditionnel du jeu, il reste malgré tout une “carotte” importante pour continuer de le faire avancer : une carotte nommée Novak Djokovic, qui lui n’a pas hésité à proclamer Nadal comme son plus grand rival du passé comme du futur, même si celui-ci doit désormais se conjuguer aussi avec la jeunesse incarnée par Carlos Alcaraz.
La course aux records que se livre le Big Three depuis tant d’années est encore loin d’être finie. Nadal a gagné son 22e majeur (record absolu) en juin à Roland-Garros, puis Djokovic son 21e à Wimbledon en juillet, et l’on peut penser que Rafael Nadal n’a pas vraiment envie de se faire passer devant au nombre de titres du Grand Chelem, même s’il n’y pense apparemment pas en se rasant le matin.
Le Majorquin reste aussi tout à fait placé pour finir l’année à la place de numéro un mondial, même si là encore, ce n’est pas ce qui le fait lever le matin. Il n’a d’ailleurs pas l’intention de sacrifier ses obligations personnelles du moment à ses objectifs sportifs. A priori, on ne devrait pas le revoir sur un terrain avant la toute fin de saison, au Masters de Turin, pour lequel il est déjà qualifié, et si tout va bien au Rolex Paris Masters, juste avant. Mais pas plus. Ou alors, ce serait très étonnant.
Peut-être encore plus étonnant que de ne plus le voir du tout en 2022. Après une première moitié d’année bien plus glorieuse qu’il ne l’aurait imaginé dans ses rêves les plus fous, avec ces titres à l’Open d’Australie et à Roland-Garros, l’Espagnol aura vécu une deuxième moitié bien plus difficile sur tous les plans, avec cette blessure abdominale et ce forfait avant sa demi-finale de Wimbledon, ce retour trop vite avorté lors de la saison nord-américaine, où il était encore loin du compte, puis ses soucis personnels dont on a parlé. Et cerise sur le gâteau, le départ de la figure la plus emblématique de sa carrière.
Cela fait beaucoup pour un seul homme – même si l’on parle d’un surhomme – qui n’a plus tout à fait 20 ans. On ne sait comment, ni jusqu’à quand, mais Rafael Nadal va devoir désormais prendre le temps de digérer tout cela, se remettre sur pied tennistiquement, physiquement et bien sûr émotionnellement. Car le principal orphelin du départ de Roger Federer, au-delà de ses millions de fans et du tennis en lui-même, c’est lui, bien entendu.