La mise au point la plus fracassante de la carrière de Djokovic
Malgré une phase de poules chahutée, Novak Djokovic a conclu les ATP Finals par deux démonstrations de force qui, un fois de plus, à 36 ans, conduisent à observer que la relève n’a pas encore le volume de jeu pour le contester.
Novak Djokovic n’a pas exactement l’art de mettre tout le monde d’accord. Par sa personnalité, ses choix et son goût de la confrontation, il est un exemple quasiment unique de champion de premier plan capable de se faire acclamer pour ses performances et huer pour ses attitudes, plusieurs fois le même jour, devant le même public.
Dans sa finale des ATP Finals survolée contre Jannik Sinner (6-3, 6-3), cela s’est encore produit. Comme la veille face à Alcaraz. Comme au Rolex Paris Masters où cela avait aussi nourri son parcours jusqu’à la victoire.
Mais si l’on prend le sens figuré de la formule « mettre tout le monde d’accord », alors Djokovic est passé maître dans l’art de faire le silence et de toiser l’assistance de son fameux rictus de satisfaction. La saison 2023 n’est peut-être pas, sur le strict plan mathématique, la saison la plus impressionnante de sa carrière – c’est discutable, et on va y revenir. Mais elle est, sur le plan du storytelling, des messages envoyés, aussi bien sur le fond que sur la forme, un acte d’autorité à couper le souffle, probablement sans précédent dans le tennis moderne.
Trois Grands Chelems sur quatre pour la quatrième fois
En 2023, comme en 2011, 2015 et en 2021, Djokovic a gagné trois des quatre levées du Grand Chelem. Comme en 2015 et 2021, il a atteint la finale des quatre tournois majeurs et a raté le Grand Chelem d’un cheveu. Comme en 2015, il a ajouté le Masters à sa panoplie d’une saison quasi parfaite.
En 2023, son bilan de 56 victoires et 6 défaites à 36 ans est-il comparable avec ses 82 victoires et 6 défaites de 2015, l’année de ses 28 ans ? Avec huit ans de plus et quelques signaux d’usure que le Serbe ne nie plus depuis Roland-Garros, Djokovic pratique quasiment un autre sport, qui lui permet par exemple de choisir ses Masters 1000. Et comme ces artistes ou ces maîtres d’arts martiaux qui affûtent leur art saison après saison de façon presque impalpable mais implacable au fil de leur pratique, il contrôle son tennis comme jamais il ne l’a fait jusqu’ici.
L’arc narratif de cette saison 2023 époustouflante a débuté il y a exactement un an au même endroit, à Turin, à l’issue de la saison 2022. Après un exercice en pointillés dû à son statut vaccinal, qui l’avait vu disputer deux Grands Chelems sur quatre, mais lâcher la première place mondiale à Carlos Alcaraz, le Serbe avait pris un soin communicatif à remporter les ATP Finals sans concéder la moindre défaite. Il était venu pour prouver qu’il était le plus fort. C’était verbalisé. Et déjà les actes avaient suivi le verbe, même si une blessure de l’Espagnol avait remis à plus tard l’explication finale.
Un an après, Djokovic conserve son trophée, bat le nombre de victoires finales dans ce tournoi (sept), et balaie d’un revers de la main toutes les discussions des médias et des réseaux sociaux sur la contestation dont il a pu faire l’objet cette saison. Le tennis a perdu le Big Three et vit désormais avec son Big One, écrivions-nous en juin 2021. Depuis, Djokovic a gagné 5 majeurs sur 10 et 2 Masters sur 3 ; Alcaraz (2 majeurs), Nadal (2 majeurs), Medvedev (1 majeur) et Zverev (1 Masters) se sont partagés les miettes.
Pas imbattable… sauf quand ça compte
Novak Djokovic, pourtant, n’est pas invincible. Il a perdu six fois cette saison – y compris contre Dusan Lajovic à Banja Luka (Bosnie-Herzégovine). Il a laissé échappé une finale de Wimbledon qui lui tendait les bras avec deux fautes en revers inimaginables pour un joueur de son statut, au moment d’une balle de deux sets à zéro contre Alcaraz. Il a perdu à la régulière contre Jannik Sinner en poules. Et si Holger Rune avait eu un peu de plus en poil au menton quand il a mené 4-3 balle de break au troisième contre Sinner, vendredi, nous écririons ce soir sur un dernier carré du Masters abandonné à la nouvelle génération.
C’est justement parce qu’il n’est pas imbattable que le sens de ses victoires à Turin est éblouissant. Depuis sa bataille mémorable contre Alcaraz en finale à Cincinnati, qu’il a fait basculer avec son refus de la défaite plus qu’avec toute autre ressource, il ne perd pas quand le sommet s’approche et que l’oxygène se fait rare. Sur ses hauteurs, Djokovic n’est plus suivi depuis cinq mois. « Je savais que s’il se qualifiait pour les demi-finales, il gagnerait le tournoi », a dit son coach Goran Ivanisevic dimanche soir et c’est clairement le climat qui s’est abattu sur Turin ce week-end.
Avant les demi-finales des ATP Finals, les trois dernières défaites de Djokovic sur le circuit avaient été concédées aux trois vingtenaires qui rêvent de sa trajectoire : Holger Rune à Rome, Carlos Alcaraz à Wimbledon, Jannik Sinner aux ATP Finals.
Un message envoyé à la nouvelle génération
A Turin, Djokovic a clarifié les choses en les dominant un par un. Il a confirmé contre Rune la victoire qu’il avait infligée au Danois à Bercy, et il a roulé sur Alcaraz puis Sinner samedi et dimanche. Ces deux succès, 6-3, 6-2 et 6-3, 6-3, ont laissé les deux joueurs avec des attitudes de boxeurs cabossés qui pèsera lourd au moment des retrouvailles en 2024.
Parfois les scènes les plus impressionnantes de domination se jouent ailleurs que sur le court. Et dans les sous-cols du Pala Alpitour, où les joueurs viennent se confier aux médias après leurs rencontres, Djokovic avait quasiment permis à tout le monde de voir le film s’écrire au cours des 24 derniers heures.
Vendredi, après avoir battu Hurkacz pour maintenir ses chances de qualification, Djokovic est apparu bougon, manifestement mari de voir son sort dépendre d’un autre que lui. Si Rune battait Sinner, le Serbe était éliminé.
Après avoir laminé Alcaraz en demie dans des proportions que pas grand chose ne laissaient deviner après le 6-4, 6-4 de l’Espagnol contre Medvedev et les duels au couteau joués dans le passé entre les deux hommes, Djokovic s’est présenté avec une aura de destructeur d’espoir, de champion en train d’exercer sa plénitude, comme certain qu’il allait saisir sa chance le lendemain.
Vendredi d’ailleurs, quand il avait l’air si vexé de ne pas avoir assommé son groupe, Djokovic avait lancé la phrase la plus décisive de sa semaine. Deux heures plus tôt, Zverev avait indiqué qu’il serait le premier supporter de Medvedev contre Alcaraz dans la perspective de sa qualification future. Invité à dire s’il avait la même fibre supportériste pour Sinner, Djokovic n’a même pas laissé à son interlocuteur le soin de poser la question. « Non, je ne serai pas son supporter. J’aurai toujours la Coupe Davis pour finir la saison, c’est à ça que je pense en ce moment. »
Novak avait simplement un coup d’avance. On ne se déclare pas supporter d’un joueur qu’on est susceptible de retrouver en finale deux jours plus tard, avec une revanche à prendre sur une défaite récente ; on lui demande de montrer ce dont il est capable. Dimanche, Sinner est venu. Djokovic a vu. Et comme souvent, il a vaincu.