“Je crois que nous sommes bons pour notre sport” : comment la rivalité “Alcasinner” sublime le tennis
Carlos Alcaraz et Jannik Sinner ont encore produit un immense morceau de bravoure, ce mercredi lors d’une finale de Pékin devenue le plus long match de l’histoire du tournoi (3h21). Ces deux-là sont une bénédiction pour leur sport.
Les génies du marketing tennis qui ont décrété qu’une finale d’ATP 500 devait se jouer un mercredi, au lendemain d’une autre finale en 500 jouée un mardi (à Tokyo), et le jour même où débute un Masters 1 000 (Shanghai), sont décidément vernis. Leur “produit”, issu d’un brainstorming qu’on n’imagine pas forcément imbibé uniquement d’eau minérale, a malgré tout rencontré un succès d’audience colossal ce mercredi, essentiellement sauvé par l’identité de ses deux ultimes acteurs : Jannik Sinner et Carlos Alcaraz.
Les deux meilleurs joueurs du monde, comme ils le font à chaque fois qu’ils croisent le fer sur un terrain, ont peu à peu secoué l’audimat jusqu’à faire grimper au rideau les fans de tennis au fil d’une finale intense, devenue le plus long match de l’histoire du tournoi pékinois et finalement remportée sur le fil par l’Espagnol (6-7, 6-4, 7-6), après 3h21 d’un thriller ponctué par un chef d’œuvre absolu dans le tie break final.
“Je ne sais pas trop où classer ce match dans la liste de nos confrontations mais assurément, dans le top 5 voire top 3”, a commenté le vaincu, qui a mal choisi son moment pour perdre un tie break, un exercice qui ne lui avait plus échappé depuis le quart de finale de Wimbledon cette année contre Daniil Medvedev, un jour où il était patraque. Depuis, il en avait remportés neuf d’affilée, dont trois ici à Shanghai. Des stats “à la Djokovic” qui en disent long sur sa force mentale, et sur son emprise sur ses adversaires. Sur tous ses adversaires, sauf un. Carlos Alcaraz.
Car à vrai dire, ce tie break, Sinner ne l’a pas perdu. C’est Alcaraz qui est allé le chercher en livrant son meilleur tennis au meilleur moment et en alignant, à partir de 3-0 contre lui, sept points quasiment tous phénoménaux. Une sorte d’uppercut final sur le coup de gong, alors qu’on en était encore à se demander, après tout ce temps, lequel des deux joueurs méritait d’emporter la décision des juges.
C’est l’une des forces de cette rivalité. Quelle que soit l’endroit, le moment et même la surface, personne n’est vraiment favori. Chacun dans son style, l’un (Alcaraz) tout en panache, l’autre (Sinner) plus en constance, ils sont extrêmement proches sans qu’aucun des deux ne semble vraiment avoir pris un ascendant psychologique. Même si, avec un avantage de 6-4 au tableau d’affichage, dont trois succès sur trois en 2024, le Murcien a tout de même pris un petit ascendant sportif. Mais c’est Sinner, jusqu’à preuve du contraire, qui reste le numéro 1.
Avec donc désormais dix rencontres au compteur à 44 ans d’âge cumulé (21 ans pour Alcaraz, 23 pour Sinner), dont un clash légendaire en quart de finale de l’US Open 2022 et quasiment aucun duel à jeter, la rivalité “Alcasinner” est sur les bons rails pour s’établir peu à peu comme l’un des plus grandes de l’histoire de ce sport. Même si, au même âge cumulé, Rafael Nadal et Novak Djokovic s’étaient toutefois déjà affrontés 18 fois, disputant justement lors de cette 18è leur premier “vrai” match référence, une titanesque demi-finale de plus de quatre heures à Madrid, en 2009. Boris Becker et Stefan Edberg, autres phénomènes de précocité, s’étaient eux déjà joués à 16 reprises.
Mais le nombre ne fait pas tout, bien entendu. Il y a aussi le contexte, la qualité des matches et leur empreinte laissée dans le grand livre du tennis. Là-dessus, on est plutôt gâtés même s’il manque encore le Graal ultime, à savoir une finale de Grand Chelem. “J’ai l’impression que quand on se rencontre, c’est toujours génial”, a ainsi commenté Sinner. “On essaie de se pousser mutuellement à la limite. Carlos me pousse à travailler toujours plus. Encore aujourd’hui, j’ai vu quelques petites choses où je dois m’améliorer. Quoi qu’il en soit, c’est toujours un plaisir et un privilège de partager le court avec lui.”
peut-être que c’est grâce à ce genre de matches que les gens qui ne regardent pas le tennis vont se mettre à le faire.
Carlos Alcaraz
“A chaque fois que l’on se joue, je crois que c’est une bonne chose pour le tennis car à chaque fois, c’est un match intense, très serré, avec beaucoup de beaux points”, abondait l’Espagnol. “Et peut-être que c’est grâce à ce genre de matches que les gens qui ne regardent pas le tennis vont se mettre à le faire, peut-être même se mettre à jouer. Donc oui, je crois que nous sommes bons pour le tennis.”
D’aucuns diraient que cela manque de trash talking pour une vraie rivalité en bonne et due forme. Ça n’est ni le style de la maison Alcaraz, ni celle de la maison Sinner. Une rivalité basée uniquement sur la beauté et la pureté du sport, ça n’est pas mal non plus. Les deux jeunes hommes portent en eux d’autres valeurs, et une vraie responsabilité : celle de se faire la courte échelle pour propulser le tennis moderne dans une autre dimension. Comme cela a toujours été le cas des rivalités les plus marquantes, finalement.
Il est possible, sinon probable, qu’à la fin de leur carrière, ils n’aient pas le palmarès de l’encombrant Big Three qui les a précédés aux commandes de ce sport – en rappelant, tout de même, que Novak Djokovic est toujours là à 37 ans pour jouer le trublion arbitral dans ce duel. Possible aussi qu’ils ne soient pas aussi forts, notamment en termes de constance, de polyvalence et de longévité. Cela ne les empêche pas de réinventer à leur tour, d’une certaine manière, l’art de jouer au tennis.
Ce que l’on a vu dans ce tie break du troisième set, certes surtout du côté espagnol (mais pas seulement), fut un pur concentré du tennis total que les deux joueurs sont capables de produire : pas un coup neutre, une volonté permanente d’avancer et une exploitation totale de la géométrie du court, là où l’on pouvait voir un peu plus de temporisation chez le Big Three, y compris chez Roger Federer.
A leur façon, Jannik Sinner et Carlos Alcaraz sont en train de revoir les codes technico-tactiques de ce sport. On ne sait jusqu’où ils iront à ce rythme, mais une chose est sûre : on a bien envie d’y aller avec eux.