Fernando Vicente sur Rublev : “Andrey doit être plus égoïste”
Fernando Vicente assume le rôle de coach d’Andrey Rublev depuis 2016. Dans cette interview exclusive, il confirme les grands progrès de son joueur encore cette année tout en se montrant très réaliste sur ce qui lui manque encore pour aller décrocher un Majeur.
Fernando Vicente a accepté la mission Andrey Rublev depuis 2016 avec ses hauts et ses bas, avec surtout ses émotions forte tant la personnalité de l’actuel 5e joueur mondial de 26 ans est du genre intense. En marge du Masters de Turin en novembre dernier, le coach espagnol s’est livré en exclusivité pour Tennis Majors sur cette aventure passionnante et a tenté de donner des clés pour comprendre les progrès mais aussi les échecs du vainqueur 2023 du Masters 1000 de Monte-Carlo.
C’est un autre coach espagnol, Galo Blanco (Karen Khachanov, Milos Raonic) qui avait convaincu Vicente en 2016 de tenter l’aventure avec Andrey Rublev. Les deux hommes ont une académie à Barcelone et c’est là que Rublev a donc débarqué après le tournoi de Miami cette année-là. Vicente explique qu’il ne lui a pas fallu longtemps avant de voir le potentiel du joueur.
“Comme Galo insistait, je me suis mis à regarder des vidéos de quelques Challengers qu’il avait disputés, juste pour avoir une meilleur idée de la personne que j’allais rencontrer.” Après quelques semaines à ses côtés, Vicente fut convaincu : “J’ai commencé à réaliser qu’il était spécial, qu’il méritait d’y arriver, qu’il voulait vraiment devenir un joueur et qu’il n’avait aucun problème à passer des heures sur le court. Voilà comment tout a commencé.”
Qu’avait-il vu au juste chez Rublev ? “Déjà, tout ce qu’il y avait à améliorer. J’ai vu le potentiel et j’ai cru à mes capacités de le développer. Et puis à cette époque Galo, Khachanov, Andrey et moi nous parcourions le circuit ensemble, comme une famille. Il y avait une émulation entre Karen et Andrey. J’ai vu à quel point il était motivé, en voulait toujours plus et ça m’a aussi motivé. Quand on a besoin de forcer un joueur à rester sur le court, on a un problème, mais avec Andrey c’est si facile car il est toujours prêt et ne demande pas un jour de repos.”
En 2017, Rublev fut quart-de-finaliste à l’US Open mais pour Vicente, cette performance est arrivée beaucoup trop tôt, sans refléter vraiment tout le travail qu’il y avait encore à accomplir pour faire du Russe un cador.
“Quand on a commencé, je savais qu’il faudrait deux ans pour être à un bon niveau parce qu’il avait tellement de faiblesses : son déplacement n’était pas professionnel, son corps n’était pas prêt, même son énorme coup droit n’était pas au maximum. Aujourd’hui il peut rivaliser avec n’importe qui en revers mais à l’époque par exemple c’était impossible. A l’époque, il ne comprenait même pas pourquoi on jouait tel coup à tel endroit, et il prenait les mauvaises décisions. Mois après mois il a beaucoup progressé, j’ai commencé à y croire aussi à ses ambitions très élevées. Il a commencé à battre de bons joueurs et ça a pris moins de temps que ce que je pensais. Malgré ses faiblesses, il a atteint ces quarts à l’US Open mais face à Rafa j’ai réalisé à quel point on était encore loin et donc pour moi ce quart c’était un peu irréel et Andrey n’était pas encore prêt pour ce niveau.”
Rublev a désormais quatorze titres en simple au compteur dont un Masters 1000 et compte aussi quatre titres en double. Il a par ailleurs atteint les quarts de finale dans chacun des quatre tournois du Grand Chelem, dont quatre fois à l’US Open. Que reste-t-il donc à coach Vicente à accomplir pour l’emmener au sommet ? A l’écouter, encore un gros morceau de travail.
“Cela a pris du temps mais il s’est beaucoup amélioré et a compris plein de choses. Il est aujourd’hui un joueur totalement différent. Mais il doit encore progresser. Quand on voit Novak, Daniil ou Rafa, ils perdent ou ils gagnent mais ils gardent un certain équilibre. Parfois ils perdent la tête mais ils gardent le même niveau de jeu. Andrey, du moment où il perd la tête, son niveau de jeu descend. Il doit comprendre que ça ne peut pas arriver s’il veut atteindre ses objectifs et on travaille pour.”
Ce que Vicente aimerait voir changer en particulier chez Rublev dans le futu ? Sa générosité. Parfois, dans ce métier, être trop sympa va venir entraver les progrès, selon le coach espagnol. “Parfois, ça m’énerve quand il dit oui à tout le monde. Il a besoin de se montrer un peu plus égoïste. Il passe des heures avec les fans, il ne peut pas dire non sauf s’il est épuisé, il est toujours prêt à aider les autres.”
Et puis Rublev a aussi les défauts de ses qualités : énorme travailleur, très ambitieux, il veut tellement gagner que parfois sa frustration prend le dessus sur son jeu. Et Vicente aimerait aussi voir ça disparaître. “Emotionnellement, un joueur doit comprendre que tous les autres aussi jouent bien. C’est la seule façon de prendre plus de plaisir aussi dans ce qu’on fait, alors qu’Andrey, parfois, il ne s’amuse pas vraiment. Tout n’est que combat, comme une question de vie ou de mort : si demain il ne peut plus jouer, si demain il n’est pas en demi-finals alors c’est fini. Pour lui, le tennis ça représente tout.”
Une obsession qui a du bon quand il s’agit de son éthique de travail. “Andrey pense tout le temps au tennis. C’est quasiment impossible de l’arrêter. Si on arrive d’un tournoi le vendredi et qu’on lui dit qu’il n’y a pas d’entraînement samedi ni dimanche, il va nous demander ce qu’on entend par pas d’entraînement. Il veut être sur le court. Dans mon académie, j’ai des gamins qui disent vouloir devenir pro mais qui ne font aucun effort pour, alors que s’il y a bien une chose qui ne me stresse pas avec Andrey c’est son investissement. Jamais on ne va pouvoir me dire que mon joueur ne veut pas travailler.”
Alors pour Vicente, la seule chose qui se dresse entre Rublev et un titre du Grand Chelem, c’est son état d’esprit. “Il doit se dire qu’il est prêt : qu’il va travailler et qu’il va être prêt. Et tout ce stress qui va avec ces pensées de ‘je dois gagner’ : il doit comprendre que ça l’empêche de garder de l’énergie, que ça le fait penser au futur au lieu des choses qu’il peut contrôler comme son travail. Il faut y croire et il faut être humble en comprenant que tout le monde bosse.”
Quand on demande à Vicente quel est le meilleur Rublev qu’il ait vu jusqu’à maintenant, il choisit une défaite : le quart de finale face à Novak Djokovic cette saison à Wimbledon.
“Il a gagné des matches incroyables déjà dans sa carrière, a des titres et des finales, mais je voulais le comparer aux joueurs du top comme lors de sa belle victoire face à Nadal en quart de finale à Monte-Carlo (en 2021). Il a battu Federer, il a battu tous les meilleurs mais pour moi le top niveau c’est quand tu peux dire ‘merde, c’était un bon match’ même quand tu perds.”