Cervara sur Medvedev : “En ce moment, Daniil est une météorite, il faut faire en sorte que ça dure le plus longtemps possible”
Le retour de flamme de Daniil Medvedev, vainqueur de trois titres en semaine, est aussi spectaculaire que son manque de confiance était brutal au retour de l’Open d’Australie. C’est ce que raconte Gilles Cervara à Tennis Majors dans un entretien exclusif.
Sorti du Top 10 après l’Open l’Australie où il avait perdu au troisième tour contre Sebastian Korda, Daniil Medvedev est l’homme le plus en forme sur l’ATP Tour au vu des résultats du mois de février. Après trois trophées consécutifs (Rotterdam, Doha, Dubaï), et une victoire qui a marqué les esprits contre Novak Djokovic (6-4, 6-4), le Russe aborde le Sunshine Tour d’Indian Wells et Miami avec de sérieuses chances de victoires. C’est ce que nous confirme son entraîneur Gilles Cervara, qui a raconté à Tennis Majors comment son joueur avait surmonté l’absence de confiance totale qui le caractérisait au retour de Melboure.
Gilles, la première question est assez simple. Daniil Medvedev rentre d’Australie après une défaite au troisième tour et sort du Top 10. Puis il remporte trois victoires en trois tournois. Que s’est-il passé ?
Gilles Cervara : Au retour d’Australie, les deux semaines d’entraînement sont très compliquées car il n’a plus confiance. Comme il ne gagne pas, il ne se sent pas bien, il ne sent rien et il faut gérer ça. C’est la beauté du métier, surtout quand ça fonctionne derrière, mais pendant deux semaines, il a fallu se diriger dans un espace hyper incertain. Un joueur comme Daniil a ses croyances, sa façon d’analyser et de gérer les situations. On n’est pas au top et il faut faire avec.
Les trois jours avant Rotterdam sont très spéciaux. Daniil doute et tout est source d’explication de pourquoi il joue mal au tennis. Moi j’essaie d’accompagner, de réagir, de le coacher le mieux possible pour lui montrer que ce qu’il dit n’est pas la réalité. Parce que je trouve qu’il joue bien.
Après Melbourne, lui essaie de se convaincre qu’il ne joue pas bien. Et moi je suis convaincu qu’il joue bien.
Daniil Medvedev
Ça marche plutôt. Aux entraînements, à chaque fois que j’interviens, ça a un effet positif. Mais la base, c’est que lui essaie de se convaincre qu’il ne joue pas bien. Et moi je suis convaincu qu’il joue bien. Je prends ça comme un jeu : lui cherche à raconter les raisons pour lesquelles il joue mal quand, moi, je dois lui démontrer que tout est normal et qu’il joue bien. Parfois c’est tendu mais j’interviens avec cette vision-là, pour essayer de le sortir de vers quoi il s’oriente.
La veille du premier match à Rotterdam, avant l’entraînement avec Benjamin Bonzi, je lui dis : “Les échanges qu’on a eus sur le terrain ces derniers jours étaient plutôt positifs. On ne pourra pas les avoir en match. Donc pendant ce match d’entraînement, je n’interviens pas. Il va falloir que tu trouves toi-même les ressources. Donc je ne te parle plus du tout. Mais pour ne pas te laisser sans rien, j’ai écrit un mot sur une feuille et cette feuille-là, tu t’en sers si tu en a besoin. Je t’ai noté les différentes choses que je ressens et que je perçois en ce moment et qui pourraient éventuellement t’aider”. Je lui mets dans son sac une enveloppe “Daniil, Rotterdam 2023″. Il s’en sert pendant l’entraînement et c’est le seul set qui ne gagne pas de la semaine.
C’est là que Daniil est remarquable et souvent incroyable – quand le truc s’allume, c’est parti.
Gilles Cervara
Et là on a un échange tendu, toujours sur ce registre : “ça ne marche pas, c’est une fatalité.”
Premier match contre Alejandro Davidovich Fokina. Il se passe beaucoup de choses, pendant et après, sur lesquelles je ne peux pas donner de détails. Ils sont liés à l’intimité de la vie de l’équipe. Mais après ça – et c’est là que Daniil est remarquable et souvent incroyable – quand le truc s’allume, c’est parti. Et ça s’est allumé à ce moment-là.
Le tournant, c’est donc ce match contre Davidovich Fokina ?
Gilles Cervara : C’est un tout. Car comme je le dis souvent à propos de Daniil, quand il râle et cherche des excuses, il cherche surtout un chemin pour y arriver. Je revois un entraînement avec Félix Auger-Aliassime deux jours avant, on est sur le central. Et ce qui se passe est irréel. Il cherche toutes les raisons pour lesquelles il ne peut pas gagner. Et moi je suis à côté, comme de glace, je fais exprès de ne pas répondre. Je sais qu’il me challenge. Et chez moi les choses montent, mes sensations montent pour pouvoir lui apporter, au bon moment, des leviers sur lesquels il pourrait s’accrocher. Car je sais, je le connais, je sens que ça rentre à l’intérieur de lui. Je sais qu’il finira par en faire quelque chose. Il a cette capacité hallucinante.
Au retour d’Australie, plus de confiance, plus rien…
Gilles Cervara
Une fois que c’est rentré, quand c’est allumé, tout ce qui se passe derrière, toutes les victoires, c’est lui, c’est juste lui. Ça commence là et après, ça s’enflamme. En ce moment, c’est une météorite, il est en train de prendre feu et il continue sa trajectoire en étant enflammé. La question devient : combien de temps est-ce que ça va durer ? Il faut faire en sorte que ça dure le plus longtemps possible et que ça puisse continuer là, sur les Masters 1000. Si Roland-Garros c’est maintenant, on gagne Roland-Garros ! (Rires). N’écris pas ça comme ça : c’est une image, c’est du second degré.
On comprend à t’écouter que l’Open d’Australie a été un événement assez lourd. Jusque là, Daniil nous disait la même chose que toi : il disait qu’il jouait bien et qu’il manquait un détail.
Gilles Cervara : On a fait une super préparation. Donc en Australie, il avait confiance, on sortait de trois belles semaines en terme de qualité de jeu. Tous les voyants étaient au vert. A Adélaïde il est tombé sur le meilleur joueur du monde, Djokovic en demi-finale, donc il n’y avait pas à rougir. Ensuite, il perd contre le mauvais gars à ce moment-là du tournoi, Sebastian Korda.
Ce match nous a donner matière à analyse mais je suis resté convaincu, après l’Australie, qu’il avait un super niveau, qu’il pouvait aller très loin dans le tournoi et qu’il ne fallait pas remettre en cause un milliard de choses. Mais oui : au retour d’Australie, plus de confiance, plus rien. Ce qui est difficile, c’est que tu as l’impression qu’il n’y a aucune accroche, que rien ne tient, que tout peut être un problème et il faut réussir à se frayer un chemin là-dedans.
Après la finale à Dubaï, on a senti, notamment avec ce petit mot sur la caméra ("pas encore fini"), que sa fierté avait vraiment été en jeu. Est-ce que ce n’était pas finalement ça la clé de la mécanique ? Il a pris sur lui jusqu’au moment où le compétiteur à repris le dessus sur le reste.
Gilles Cervara : Oui, peut-être. Mais est-ce que c’est ça qui a pris le reste ou est-ce que ce n’est qu’une partie de pleins d’autres choses ? Car tous les grands joueurs ont cette capacité à se transcender. Daniil est quelqu’un qui n’aime pas entendre dire du mal de lui s’il n’a rien fait aux gens en fait. Il a ce côté : “moi Daniil, je ne vous ai rien fait, laissez moi tranquille, laissez moi jouer, pourquoi être médisant comme ça ?” Quand il renverse la vapeur, il se souvient de ça et il glisse un petit mot à ceux qui ont pu le critiquer : allez vous faire voir.
Lui dit qu’il y a eu un avant et un après Auger-Aliassime à Rotterdam.
Gilles Cervara : Pour moi, c’est autre chose. Auger-Aliassime est sur le chemin en fait. Davidovich c’est le départ, Félix, c’est la continuité de ce qui s’est déjà passé. Comme Félix est un top 10 et que ça faisait un moment (13 mois) qu’il n’en avait pas battu, ça a créé un moment-référence.
Daniil qui dit qu’il joue mal tandis que toi tu relèves qu’il joue bien, c’est inédit dans votre fonctionnement ou c’est du déjà-vu ?
Oui, ça me rappelle quand il avait gagné Bercy et le Masters en 2020. Il avait perdu à Vienne (en quart contre Kevin Anderson) et il cherchait toutes les raisons pour expliquer qu’il jouait mal alors qu’il avait des moments incroyables. Je me souviens lui avoir dit, avant le tournoi, qu’il avait le droit de se foutre dans le trou et de penser qu’il jouait mal, mais que ce n’était pas mon avis. Il pouvait avoir des moments un peu plus délicats, mais à côté de ça, il évoluait par moments à très haut niveau et que ce n’était pas aussi noir que ce qu’il avait envie de le voir.
Quand tu atteins ce niveau de confiance, ça a un effet multiplicateur
Gilles Cervara
Au-delà des trois trophées, on a l’impression qu’il joue de mieux en mieux. Il termine Dubaï en ne laissant aucun set à Djokovic et en pulvérisant Rublev.
Oui, en ce moment c’est ça. Daniil en parle comme si c’était quelque chose de magique. Alors oui, l’effet est magique, mais le processus pour être en confiance, à ce niveau de confiance, c’est un processus qui se construit tous les jours. Quand tu atteins ce niveau de confiance, ça a un effet multiplicateur. C’est aussi pour ça que je dis que ça peut continuer longtemps.
Il est probablement fatigué. Et évidemment il n’a aucune raison de se fixer de limite pour Indian Wells et Miami. Comment se combinent les deux paramètres ?
Oui, avec le long voyage, le décalage, il faudra être vigilant. L’effet euphorisant des victoires et de la confiance invite aussi à rester précis, vigilant sur les différentes choses à faire pour rester au niveau. Car on sait que ça peut vite tourner si on se repose seulement sur la confiance.
Il n’a jamais gagné Indian Wells et Miami alors que c’est un vrai spécialiste du dur. Il n’a pas gagné de grand titre depuis l’US Open 2021. Vu de loin, on l’imagine débordant d’ambition avant le Sunshine Tour.
Ça redonne beaucoup d’espoir et d’attentes. Qu’il y aille pour gagner et qu’il y ait un espoir naissant par rapport au contexte, oui absolument.
Il a toujours perdu tôt à Indian Wells et n’a jamais dépassé les quarts de finale à Miami. Y a-t-il des raisons objectives qui l’expliquent ?
Il n’a jamais trop aimé jouer dans le désert, mais Doha et Dubaï viennent de balayer ce paramètre-là. Il pensait que c’était impossible de bien y jouer. Ce n’est pas le cas. Mais ça va être différent parce que jouer à Indian Wells est très spécifique avec la surface, le chaud, le froid, le sec, les balles… Miami, c’est autre chose, mais aucune raison qu’il n’y joue pas bien. Dans le passé, son approche des conditions de jeu et son ressenti dans son tennis du moment ont fait baisser son niveau.
Ça m’a challengé, j’ai dû aller puiser effectivement au fond de moi
Gilles Cervara
Pour ramener Daniil à ce niveau-là, as-tu eu besoin de repousser tes propres limites d’entraîneur ou as-tu procédé comme d’habitude ?
J’ai fait ce que je sais faire dans ma façon de gérer les situations. Je réfléchis, j’essaie de me calibrer pour accueillir et comprendre ce qui se passe, de savoir où j’en suis pour pouvoir trouver les meilleurs mots possibles, ce dont le joueur a besoin. Le travail et l’entraînement tennis, c’est presque facile. Tu as tes objectifs de travail, tu trouves tes façons de travailler. Ce qui n’est pas anecdotique, c’est plutôt la posture du coach en tant que personne, pour s’adapter à ce qui se passe. Je le fais avec mon for intérieur, avec ce que je pense et ce que je crois, même s’il y a des choses parfois pas faciles à dire et à entendre, comme entre l’Australie et Rotterdam. Mais ça me paraît être essentiel pour ne pas subir la situation.
On sent que tu as peut-être davantage puisé en toi que d’habitude.
Oui, ça m’a challengé, j’ai dû aller puiser effectivement au fond de moi. Et c’est vrai que quand il a gagné Rotterdam, j’ai eu une pensée bienveillante pour certaines choses que j’ai faites et que j’ai dites pendant ces trois semaines, avant Rotterdam et après le premier tour, qui me rendent fier de moi.