« Alcaraz et Sinner se sont construits en ayant pour objectif de battre Nadal et Djokovic » – Piatti, coach à succès, nous fait part de ses réflexions sur le jeu et son travail

Riccardo Piatti, qui a entraîné certains des plus grands noms du tennis, nous explique ce qui se cache derrière sa méthode et le regard qu’il porte sur le travail effectué avec l’un de ses anciens protégés, Jannik Sinner.

Riccardo Piatti Riccardo Piatti, devant les courts de son académie à Bordighera

Traduction partielle de l’interview publiée sur notre site anglophone

Que viennent-ils tous chercher à Bordighera ? La réponse est simple quand vous connaissez un tant soit peu le tennis : Riccardo Piatti. Jannik Sinner, Novak Djokovic ou encore Ivan Ljubicic ont fait appel à lui à leurs débuts. Milos Raonic et Richard Gasquet l’on sollicité lorsqu’ils ont voulu franchir un cap supplémentaire dans leurs carrières, et Maria Sharapova lui a fait confiance pour son ultime tentative de retour au sommet – liste non exhaustive. Les joueurs qui viennent au Piatti Tennis Center, situé en Ligurie à 20 km de la frontière française, ont foi en la méthode du coach italien. Les résultats de sa méthode parlent pour lui depuis des décennies, et il a aussi su bâtir une une équipe travaillant régulièrement avec la crème des circuits ATP et WTA.

S’il adore voir les accomplissements de ses joueurs au fils des ans, ce que Piatti aime encore plus que les titres du Grand Chelem, c’est travailler avec les jeunes. Les former. Il prend le temps qu’il faut pour travailler à la construction d’une base solide qui leur permettra de poursuivre leurs routes au haut niveau avec ou sans lui. D’ailleurs, quand vous discutez avec Piatti, il sonne davantage comme un professeur. Il aime le voyage autant que la destination. Alors il ne s’arrête jamais. Récemment, ce sont évidemment les performances de Sinner qui ont (de nouveau) mis en lumière le boulot de Piatti. Le Transalpin de 66 ans a débuté avec son l’actuel numéro 1 mondial lorsque que celui-ci n’avait que 13 ans, et l’a accompagné jusqu’à ses 20 printemps et son entrée dans le Top 10. Nous accordant cette interview, il nous a partagé sa méthode et ses réflexions sur le tennis de nos jours, et notamment pourquoi Sinner, comme Carlos Alcaraz, se sont bâtis en réponse à Rafael Nadal et Djokovic.

Vous avez vu défiler tellement de générations de joueurs : le tennis a-t-il changé depuis le temps du Big 4, ou encore de Maria Sharapova, Serena et Venus Williams ?

Le jeu a changé: il est plus rapide. Mais l’ère actuelle n’est pas très éloignée de la précédente. Je ne sais pas si le changement est si conséquent que ça, en fait. Si on parle de l’époque actuelle, le gros changement concerne le fait qu’on joue chaque mois désormais. Quand je coachais Ljubicic, par exemple, nous avions une longue période de préparation, peut-être dix semaines, en novembre et décembre. En dix semaines, le coach, le kiné, le préparateur physique peuvent travailler sur beaucoup de choses et faire des changements. Maintenant, c’est très difficile à faire, parce que les joueurs ne s’arrêtent jamais. C’est pour cette raison que, de nos jours, les équipes (autour des joueurs) comptent bien plus de personnes et doivent travailler tout au long de l’année, surtout quand ils ne sont pas dans un tournoi.

Avec le calendrier, c’est difficile de récupérer mentalement. Avant, vous saviez qu’à la fin du mois d’octobre, vous étiez en vacances, vous alliez pouvoir vous détendre, reposer l’esprit, puis retourner travailler ce sur quoi vous aviez besoin de progresser, ou encore tester une nouvelle raquette, un nouveau grip etc. Les joueurs pouvaient se reposer à la maison. Mais les générations ont changé aussi, celles d’aujourd’hui sont différentes parce qu’elles ont grandi avec leurs téléphones portables, les réseaux sociaux ; leurs vies sont différentes. C’est une erreur de trop comparer (les générations), parce qu’il faut vous adapter à la nouvelle mentalité pour laquelle tout ça – ne plus avoir le temps – est devenu la norme. Je préfère avoir plus de temps d’entraînement que de tournoi pour construire quelque chose, c’est pour ça que je préfère travailler avec des jeunes. Parce qu’on a de longues périodes de travail pour décider de ce qu’on veut faire, ce sur quoi se concentrer, et expliquer au joueur ce dont il aura besoin dans le futur au lieu de se focaliser sur les résultats.

Sinner, si on le compare à Djokovic, a une technique et des déplacements similaires, mais je pense que ses coups sont plus forts que ceux de Nole.

Diriez-vous que Rafael Nadal et Carlos Aclaraz, ou Jannik Sinner et Novak Djokovic, jouent le même type de tennis ?

En fait, Alcaraz et Sinner ont eu Nadal et Djokovic comme objectifs. Tout était question de trouver comment ils allaient pouvoir les battre. Mon but quand j’entraînais Jannik, et parce que j’avais coaché Djokovic auparavant, était de trouver comme Jannik pourrait battre Djokovic. J’ai beaucoup observé « Nole », j’ai travaillé avec lui, donc l’idée était de trouver quelqu’un capable de vaincre un gars comme ça. Je n’ai pas eu la chance d’entraîner Nadal ou Federer, avec qui ça aurait été différent. Mais l’idée est toujours la même, et maintenant il s’agit de trouver un jeune joueur qui dans huit ou dix ans pourra battre Alcaraz et Sinner. Sinner, si on le compare à Djokovic, a une technique et des déplacements similaires, mais je pense que ses coups sont plus forts que ceux de Nole. Évidemment, Nole est plus vieux désormais, mais je pense que Jannik a quelque chose de plus.

Donc il faut s'appuyer sur l'excellence. La prochaine génération doit se construire par rapport à ceux qui dominent actuellement, pour tenter de les dépasser.

Oui, absolument. Il faut trouver quelqu’un. Évidemment, tout le monde les regarde eux, mais il ne s’agit pas que de technique : ce sont aussi les approches mentales et physiques. Tout doit être lié, mais il faut réfléchir à la façon de battre ces gars (ceux qui sont au sommet). C’est l’état d’esprit qu’il faut avoir.

J'ai regardé une interview où vous disiez que Sinner était mentalement très similaire à Djokovic…

Ils sont à la fois très différents et très similaires, d’une certaine façon. Je pense que Jannik est plus fort que Novak désormais, parce qu’il est plus jeune. Parfois, j’oublie comment Novak était lorsqu’il était plus jeune, mais ce qui est clair, c’est qu’il a traversé beaucoup d’épreuves en ayant Roger et Rafa devant lui. Mais, oui, mentalement ils sont tous les deux très forts. Et quand je parle de « mental fort », je veux dire qu’ils ont tous les deux l’esprit très clair en ce qui concerne ce qu’ils doivent faire. Ils comprennent immédiatement ce dont ils ont besoin, et ils le font.

Le fait que tout le monde vienne vous voir en pensant que vous allez faire d'eux les prochains Djokovic, Ljubicic, Raonic ou Sinner, est ce que ça rend les choses un peu plus compliquées pour vous ?

Non, non, non ! Parce que chacun est différent, avec son potentiel, et parce que la chose la plus importante pour moi est de leur expliquer ce que je les pense capables de pouvoir faire sur le long terme, et comment nous allons travailler pour y arriver. Le long terme, c’est la clef. Par exemple, avec le Français Gabriel Debru (vainqueur de Roland-Garros junior 2022 à 16 ans) – pas de chance, il est blessé en ce moment (au poignet droit) alors qu’il s’est très bien entraîné cet hiver – nous avons besoin d’être prêt pour ses 22, 23 ans. Il est encore jeune (19 ans) et a beaucoup de potentiel, c’est un très bon joueur, surtout parce qu’il est ouvert d’esprit et a un état d’esprit solide. Maintenant, nous avons le temps de lui bâtir un jeu plus solide, et je pense vraiment qu’il peut devenir un très bon joueur, notamment sur terre battue.

L’Œil du Coach #87 : « Sinner, un Djokovic 2.0 »

Si vous regardez Nadal ou Federer, vous pouvez voir qu’entre leurs premières finales et leurs dernières, ils sont devenus des joueurs totalement différents.

De nos jours, c'est difficile de trouver des personnes patientes qui vous laissent le temps de travailler…

Oui, surtout parce que nous avons besoin de temps quand ils sont jeunes. À ce stade, on ne devrait pas mettre l’accent sur les résultats. C’est une période pendant laquelle il faut les éduquer au travail, à devenir meilleurs. Habituellement, avec mes jeunes joueurs, quand ils finissent un match, on va directement s’entraîner. Qu’ils aient gagné ou perdu, c’est pareil, ils vont s’entraîner le jour même. Je me fiche du résultat. Je me soucie seulement du coup droit, du revers, s’ils les coups ont été bons ou non, et ce sur quoi nous avons besoin de travailler. Si vous regardez Nadal ou Federer, vous pouvez voir qu’entre leurs premières finales et leurs dernières, ils sont devenus des joueurs totalement différents. Je regarde souvent la première finale de Federer, à Marseille (en 2000, perdue contre Marc Rosset), il n’était plus du tout le même joueur à la fin de sa carrière. Les gens disent que Federer était un talent né, mais ce n’est pas vrai : il a énormément travaillé, il a beaucoup changé. C’est la mentalité qu’un joueur doit avoir.

C'est ce pour quoi le Big 4 est connu : continué à progresser même quands ils étaient déjà au sommet.

Oui, tout à fait. Mais quand j’entraîne un joueur professionnel, je ne prends pas les meilleurs comme modèle. Parfois, on fait cette erreur, et encore plus aujourd’hui en les regardant sur YouTube, par exemple, pour essayer d’imiter leurs coups droits ou autre. Mais même les cadors ont besoin de progresser, donc je ne m’appuie pas sur un modèle à suivre. Je pense à comment améliorer ce que mes joueurs ont déjà. (…) Mon modèle, c’est de travailler en équipe, avec aussi une préparation mentale, pour le joueur. Mais le joueur doit être indépendant. Il ne peut pas dépendre de nous pour tout. C’est comme élever un enfant : vous lui expliquez tout, et un jour, il quitte le foyer. Parce que sur le court, il faut être indépendant.

C'est intéressant, parce que c'est exactement ce qui s'est passé avec Jannik Sinner… Vous l'avez dit cette année que la rupture avec lui avait été difficile pour vous, mais vous pensez aussi que c'était le bon choix. Quel est votre regard là-dessus désormais ?

Vous savez, deux ans avant qu’on arrête (début 2022, en engageant Simone Vagnozzi en février), je lui ai dit que lorsqu’il deviendra fort, j’aimerais qu’il trouve quelqu’un d’autre pour l’aider. Mais d’abord, il avait besoin de devenir bon (rires). Ensuite, évidemment, il a décidé d’arrêter (avec lui), mais je pense que c’était une très bonne décision, surtout en engageant Darren Cahill (qui a rejoint Vagnozzi en tant que coach en juillet 2022). Le reste de l’équipe fait aussi du très bon boulot. Mais ça fait partie de la vie, ce n’est pas un problème et je suis très heureux de ce que j’ai fait pour lui pendant huit ans. Notre esprit était très clair au sujet de ce que nous devions faire. Évidemment, tout, y compris la pression, a commencé à devenir plus important quand il a commencé à jouer sur le circuit ATP. J’ai toujours essayé de protéger l’équipe. Puis, en 2021, il est devenu 9e mondial, mais j’étais toujours en train de lui expliquer que ça n’avait pas d’importance s’il faisait beaucoup d’erreurs lors de chaque match qu’il allait perdre, parce que l’important était qu’il ne perdrait pas en refaisant les mêmes la prochaine fois. Ça faisait partie de son apprentissage. Quand il a commencé sur le circuit, je lui ai dit qu’après 150 matchs il serait Top 10. Il est devenu 9e (en novembre 2021) suite au tournoi de Vienne (où il atteint les demi-finales) après 139 matchs. Ensuite, je lui ai dit qu’après 100 matchs de plus gagnés, il remporterait un titre du Grand Chelem. Et, bien sûr, il l’a fait. Il a toujours eu le potentiel pour le faire.

Quand j’ai vu Jannik (jeune), je savais qu’il pourrait faire de grandes choses

Il y a tellement plus d'argent dans le tennis maintenant, ce doit être difficile de dire aux jeunes joueurs qu'ils vont perdre des matchs pendant six mois, mais que ça n'a pas d'importance et que ça paiera plus tard, que ce qui compte, c'est le long terme…

Oui, vous avez raison. Mais il y a aussi beaucoup de joueurs à entraîner (sourire). Ce n’est pas comme s’il y avait seulement un joueur, et que tout le monde devait le suivre. Beaucoup de joueurs peuvent bien jouer. Il faut trouver quelqu’un qui croit en vous et votre approche. Mais, je le répète, il faut leur expliquer. Exemple : pendant la pandémie, j’ai regardé toutes les finales des grands tournois, puis j’ai ramené Jannik à la maison et je lui ai montré. Pas pour lui montrer ces matchs entre Djokovic et Nadal ou Djokovic et Federer quand ces gars jouaient bien, mais pour lui montrer quand ils jouaient mal. Je lui ai dit de ne pas croire qu’ils gagnaient parce qu’ils jouaient bien, mais de comprendre qu’ils gagnaient parce qu’ils savaient surmonter les moments difficiles. Il faut expliquer ce genre de situation. Ces joueurs savent quand ils jouent mal (rires). S’ils acceptent de mal jouer, il trouve tout de même une façon de gagner. Les jeunes joueurs ne se connaissent pas assez pour en arriver à ce stade, donc ils pensent que les coups sont ce qu’il y a de plus important, pas les moments. La plupart ont de très bonnes frappes, mais ils ne savent pas comment les utiliser aux bons moments. Et c’est pour ça qu’ils perdent.

Que ressentez-vous en voyant Sinner accomplir toutes ces choses, alors qu'il n'y pas si longtemps il n'était encore qu'un gamin de 13 ans de votre académie ?

J’ai toujours eu l’impression que c’était normal qu’il puisse réussir tout ça. C’était comme lorsque j’ai vu Djokovic. J’ai travaillé un an avec Djokovic pendant que j’étais encore avec Ljubicic, qui était un projet à long terme pour moi. Mais dans mon esprit, en voyant Novak , je voyais déjà ce qu’il pouvait accomplir. J’ai eu le même feeling avec Goran Ivanisevic, en me disant qu’il gagnerait beaucoup de choses, et il a fini par remporter Wimbledon. Ce qui serait assez pour n’importe qui, mais je pensais qu’il gagnerait davantage. Et donc, en voyant Jannik, je savais qu’il pourrait y arriver.

Quel conseil donneriez vous à quiconque souhaiterait devenir coach de tennis aujourd'hui ?

D’aimer ce sport. D’avoir la passion.

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