“Avoir une psychologie de champion ça se travaille avec patience et discipline”
Grand entretien avec Francisca Dauzet, en charge du pôle sur la dimension mentale et psychologique auprès de la Direction Technique Nationale. Elle constate qu’il demeure un manque de compréhension du sujet en France et dessine les contours d’un parcours d’excellence à proposer aux jeunes joueurs ambitieux.
Connue dans le monde du tennis pour avoir accompagné Daniil Medvedev sur le chemin de sa victoire à l’US Open 2021, la psychanalyste et coache mentale de la performance Francisca Dauzet pilote depuis un an le projet visant à intégrer cette dimension à la formation des jeunes joueuses et joueurs français à la Direction technique nationale. Les mauvais résultats des Français à Roland-Garros 2023, le quarantième anniversaire de la dernière victoire française masculine à Paris (Noah 1983) ainsi que les débats récurrents – et à ses yeux très brouillons – sur l’incapacité des Français à briller au haut niveau ont conduit Tennis Majors à la rencontrer longuement à Roland-Garros. Le sujet est vaste. L’entretien est long, et la route vers l’excellence le sera aussi semble-t-il.
Ce Roland-Garros 2023 a été marqué par l’absence des joueurs et des joueuses français après deux tours de compétition en simple, et trois jours chez les juniors. Le discours selon lequel les joueurs français sont de bons joueurs de tennis mais n’ont pas le mental nécessaire pour briller au haut niveau est plus audible que jamais dans les médias, dans le public ou sur les réseaux sociaux. Ce constat est-il juste ?
Francisa Dauzet : J’observe une confusion des genres quand la presse parle des « Français à Roland-Garros ». De qui parle-t-elle exactement ? Des joueurs indépendants qui ont leur propre staff, qui font ce qu’ils veulent, qui sont pro depuis longtemps ? Ou des jeunes en formation, de 14 à 21 ans en moyenne ? Ce n’est pas la même population du tout en terme institutionnel.
Ceci étant dit, comment oser dire des meilleurs joueurs français qu’ils n’ont pas de mental ? Pour arriver à ce niveau-là, bien sûr qu’ils en ont un. Être dans le Top 100, cela traduit une détermination énorme, car avant de franchir ce cap, vivre du tennis n’est pas possible. En revanche, ce mental, peut-être ne savent-ils pas le diriger, l’optimiser, l’utiliser à des moments-clés.
J’observe en tout cas que dans le tennis, en France, la dimension mentale et psychologique de la performance n’est pas quelque chose qui est encore une évidence. Même si de plus en plus de joueurs y ont recours, ce n’est pas considéré comme un des trois piliers de la performance avec le tennistique (technico-tactique) et le physique. Elle est même méconnue dans toutes ses dimensions.
Dire que les tennismen français n’ont pas de mental, ça n’a pas de sens. Mais pour briller au très très haut niveau, il est fondamental aujourd’hui d’acquérir une culture des stratégies mentales à mettre en place, qui n’est pas totalement mature.
D’autant que le monde a changé. Il est très « sollicitant » et assez violent pour les athlètes, à travers les réseaux sociaux. Cela crée de la dispersion et de la confusion. L’argent des sponsors et des garanties perturbe aussi le cours des stratégies sportives souhaitables.
Dire que les tennismen français n’ont pas de mental, ça n’a pas de sens. Mais pour briller au très très haut niveau, il est fondamental aujourd’hui d’acquérir une culture des stratégies mentales à mettre en place, qui n’est pas totalement mature.
Francisca Dauzet
Faire ce constat qu’il faut acquérir une culture de la performance mentale, cela ne revient-il pas à dire la même chose que les autres et à constater que les Français n’ont « pas de mental » ?
Francisa Dauzet : Je pense qu’il y a une acculturation à faire en France, et que le manque de culture de la performance mentale correspond à ce qui traverse la société. Le développement personnel est mis en exergue partout, mais il reste une grande méconnaissance du sujet. L’idée majoritaire est encore que si je travaille mentalement ou psychologiquement, cela voudrait dire que je suis fou ou j’ai un aveu de faiblesse à formuler.
Or de mon point de vue, si je travaille, c’est que je veux m’améliorer, explorer de nouvelles ressources, c’est que j’ai le courage de transformer ce qui peut m’entraver. C’est une preuve de force au contraire. Dans le tennis, en France, c’est le genre de chose qu’on a encore du mal à dire. Nous pouvons toujours nous servir de toutes nos fragilités pour en faire des forces et renforcer, développer nos compétences. Tout ça, reste encore mal connu. Et dans le tennis français, assez tabou.
Pourquoi, dans ce contexte, es-tu si gênée d’entendre dire que les Français manquent de ressources en performance mentale ?
Francisa Dauzet : Je ne suis pas gênée. Ce qui me dérange c’est cette manière superficielle de parler de ce sujet, qui est souvent évoqué par des personnes peu habilitées à réellement en parler, qui n’ont pas de référence en termes de clinique, de résultats ou de travail de long terme probant en institution. J’entends beaucoup de « yaka faukon » mais peu de pistes de travail crédibles.
Faire bouger le système en profondeur sur la dimension mentale dans toutes ses dimensions, je veux insister à ce sujet, est une construction de long terme. Même si l’époque vit dans l’illusion des résultats immédiats, et bien sûr il peut y en avoir, on ne peut pas bâtir une entreprise de cette envergure en moins de quatre ou cinq ans, et avoir du succès avant huit à dix ans en moyenne.
Il faut du temps pour acculturer, fédérer, convaincre et faire en sorte de créer la confiance et l’adhésion, qui finiront par porter des fruits auprès des joueurs et des staffs, en formation d’abord, au niveau professionnel ensuite.
Est-ce la mission que t’a confié le DTN Nicolas Escudé en mai 2022, à la tête d’un nouveau pôle "dimension mentale et psychologique" que tu co-animes avec Mélanie Maillard ?
Francisa Dauzet : Effectivement, nous sommes d’accord sur le constat que je viens de faire. Maintenant, sous l’égide de Nicolas Escudé, on considère ce sujet avec une vision globale et non plus parcellaire ou dépendante d’une personne. Notre feuille de route, à Mélanie Maillard et moi, c’est de faire de cette dimension mentale un troisième pilier de la performance palpable qui tient la route et s’inscrit dans une stratégie de long terme.
En France, il est normal d’aller s’entraîner physiquement. Mais qui imaginerait qu’un joueur ou une joueuse dise non à ses séances en centre de formation. Ou qu’il dise des choses comme « ok pour le physique, mais alors une fois par mois ». Pour le mental, ce sont des choses que je constate encore. Le mental, c’est le truc qui passe en dernier ressort dans la » prog ». C’est dommage car la dimension mentale et psychologique, non seulement est une dimension en soi, mais elle traverse toutes les autres. Imaginons un athlète qui arrive sur le court sans tête et qui ne serait que bras et jambes. Voilà qui serait étrange : Pourtant, on parle de ça.
Qui peut imaginer qu’un joueur dise : « ok pour le physique, mais alors une fois par mois ». Pour le mental, ce sont des choses que je constate encore.
Francisca Dauzet
« Changer le système », qu’est-ce que cela signifie ?
Francisa Dauzet : Il s’agit de contribuer à ce que toutes les personnes qui travaillent au sein de la Direction Technique Nationale puissent se saisir de la dimension mentale de la performance dans leur manière de faire. Je pense par exemple à la relation entraîneur-entraîné.
Je pense aussi à la manière de considérer la performance fondamentalement. Toutes ces choses-là doivent être améliorées et regardées sous d’autres angles. On a à cœur de faire évoluer les staffs et les personnes qui encadrent les joueuses et joueurs en formation et leur faire comprendre comment fonctionne la psychologie d’un jeune, comment fonctionne le leadership, la quête du Grââl.
Tu viens de citer la relation entraîneur – entraîné, peux-tu développer ?
C’est un vaste sujet qui recouvre la pédagogie, la connaissance des publics de jeunes de 9 à 18 ans, un travail sur soi à propos des enjeux, mais aussi une désappropriation du joueur comme étant « son » joueur mais un joueur qu l’entraîneur est en charge de former, le calibrage et la synchronisation des attentes et besoins, etc, etc.
Tous ces sujets sont liés à la notion de « posture de l’entraîneur » qui doit être absolument travaillée pour éviter les abus d’autorité trop présents de mon point de vue dans le sport en général, le tennis en particulier globalement. Les abus sexuels, si on veut parler des sujets les plus lourds, sont l’extension d’un abus d’autorité non circonscrit. C’est la raison pour laquelle, en collaboration avec Ophélie Soudre et la cellule intégrité dont elle s’occupe, au sein de la DTN, dans notre département de la dimension mentale et psychologique, nous avons créé l’Antenne Santé mentale pour accueillir les plaintes et le suivi psychologique des joueurs pour lesquels un abus est signalé.
Si on veut parler de la dimension sportive, cela pose les sujets suivants : quand on encadre quelqu’un et qu’on lui transmet une exigence, est-ce que soi-même on montre l’exemple sur cette exigence ? Est-ce que soi-même on est capable de se challenger, de se transformer, de bouger les lignes, d’oser l’incertitude, l’incertitude de l’engagement, comme on le demande aux joueurs. Montre-t-on l’exemple dans la discipline dans le travail sur les conditions de la performance ? Est-ce que je mets, moi-même comme entraîneur, coach, tous les moyens en place pour obtenir un résultat ? Et quelle est ma relation au résultat ? Il y a beaucoup d’impensés en France sur ces sujets.
J’entends beaucoup dire qu’il faut des Français « en deuxième semaine », mais que met-on derrière cette injonction finalement ? La priorité que nous avons actuellement est de développer les jeunes sur différentes dimensions de leur être, et non pas juste de les rendre capables d’avoir un beau jeu à la française. Il ne s’agit pas de “simple” préparation mentale, il s’agit déjà de se développer psychologiquement et mentalement dans des processus riches.
Je suis absolument certaine que ces joueuses et ces joueurs auront un beau jeu. Nos entraîneurs sont extrêmement compétents pour cela, contrairement à ce que j’entends. En revanche, nous souhaitons, Mélanie et moi-même, faire évoluer les entraîneurs sur leur manière de se synchroniser aux joueurs, sur la manière de leur parler, de permettre aux joueurs d’accéder à d’autres pans de leur développement pour devenir des êtres complets, même si certains sont déjà sensibles et préoccupés par cette pédagogie humaniste de la performance.
J’ai plein d’idées que je ne veux pas dévoiler là tout de suite, mais qui visent notamment à ce que des joueurs qui connaissent des dysfonctionnements puissent s’appuyer sur des ressources pour les régler, et même s’ils ne les règlent pas, qu’ils s’appuient dessus pour les mettre au service de leur performance. Et aussi qu’ils puissent grandir intérieurement, devenir forts et habités face à l’épreuve du combat, du duel que constitue le jeu d’un match de tennis et vivent le mieux possible les modalités de ce sport, qui restent assez perturbantes.
Dans l’esprit de beaucoup de personnes en France, avoir du mental c’est, à 4-4, 30-30 dans le dernier set, faire en sorte que ça se termine à 6-4 pour le Français plutôt que 6-4 pour l’adversaire, comme c’est finalement la règle. À t’écouter c’est beaucoup plus large que ça.
Francisa Dauzet : Oui, car ce qui se passe dans les moments tendus vont refléter, avec un effet retard, un manque de concentration, une perte d’énergie ou une peur qui n’ont pas été réglé en amont. S’interdire de gagner, cela existe et cela se manifeste dans les moments clefs.
Dans le tennis, sur le court, il se produit un échange d’énergie. Donc comment faire pour, d’une part, dominer énergétiquement et, partant d’autre part, prendre l’énergie de l’adversaire ? Cela se passe très en amont, dans le travail préalable de préparation d’un tournoi, puis plus en amont encore dans les mois qui précèdent, dans le travail mental du joueur. Nous avons besoin que nos joueurs et nos entraîneurs soient capables de se positionner sur ces questions : quels sont les enjeux réels qui se jouent sur le territoire du court, ce territoire que les deux adversaires veulent conquérir ? Il y a des enjeux personnels, professionnels, des rêves, des fantasmes.
Les temps d’inaction sont majoritaires pendant un match de tennis, et très largement. Que fait-on de ce temps-là où l’esprit vagabonde ? Est-ce que les joueurs ont appris à le comprendre, le canaliser, à se concentrer ? Pourquoi sont-ils là sur ce court ? Sont-ils vraiment là pour conquérir un chemin d’athlète ou pour une autre raison impensée ?
Je reviens souvent à cette notion d’athlète que je trouve un peu absente dans le tennis mais qui renvoie à mes yeux à une exigence, une discipline, qui n’est pas liée au résultat seul. Je ne viens pas jouer un match pour perdre, c’est évident. Mais est-ce que je viens pour porter une exigence, l’exigence suivante : comment je vais faire pour devenir l’un des meilleurs, devenir un joueur de tennis complet, un joueur qui réussit ce qu’il entreprend, qui réussit à transformer ce qu’il travaille ? Suis-je suffisamment discipliné pour faire en sorte que je mérite une victoire grâce à mon travail, ma conscience, qui génèrent donc du résultat ?
Quelqu’un qui raisonne de cette façon est un athlète qui travaille, éprouve, s’éprouve, transforme, s’aguerrit. Je n’entends pas souvent ce discours. Or, j’en reviens à mon effet retard : ce qui se passe sur le court s’est joué en grande partie avant, par l’absence de ces questions, et donc l’absence de réponses.
Suis-je suffisamment discipliné pour faire en sorte que je mérite une victoire grâce à mon travail, ma conscience, qui génèrent donc du résultat ?
Quelqu’un qui raisonne de cette façon est un athlète qui travaille, éprouve, s’éprouve, transforme, s’aguerrit. Je n’entends pas souvent ce discours.
Francisca Dauzet
L’autre fil rouge qui revient souvent dans les discours sur le mental en France, c’est la gestion des émotions et de ses peurs. Les champions gèrent leurs émotions et leurs peurs car ils les ont anticipées et les connaissent. Pas les Français. C’est le discours ambiant. Y souscris-tu ?
Francisa Dauzet : On parle beaucoup des émotions. Définissons les. Les émotions sont la conséquence spontanée des représentations et des croyances que nous avons et qui, face à un évènement, nous confrontent au principe de réalité.
J’ajoute que sont souvent confondus émotions et états émotionnels. Ce sont deux choses différentes. L’émotion dure quelques secondes. L’état émotionnel, c’est la pensée qu’on a sur l’émotion. L’état émotionnel peut durer longtemps, car il convoque le jugement. C’est la différence entre, par exemple, être triste et mélancolique. Triste c’est un moment d’émotion. Mais penser que je suis triste parce que beaucoup de choses qui m’entourent semblent devoir me rendre triste, c’est entrer dans la mélancolie qui est source d’anxiété.
Au tennis, quand il y a un point important, j’ai une chance sur deux de le gagner. Mais tout-à-coup, je vais ressentir une émotion. Cette émotion peut être due à la peur de ne pas y arriver, à la peur de ne pas concrétiser ce grand désir qui est pourtant là et qui est fort, et beaucoup d’autres encore ainsi qu’aux idées que je me fais sur les conséquences de tel ou tel événement, etc. Plus c’est travaillé/anticipé en amont, moins la peur sera présente car on aura un processus pour traverser ce moment.
Mais l’émotion est aussi une force, elle véhicule aussi une information. Elle est une force qui pousse loin. Vous voyez, le panel est très large. Et, quand bien même si l’émotion se pose là au pire moment, eh bien cela se travaille de l’accueillir, de la transformer. Il y a plein de possibilités de le faire selon les personnes et selon le type d’émotions, pour éviter de tomber dans ce fameux état émotionnel dans l’action.
On me demande souvent si un joueur a le droit de casser une raquette. Je ne recommande à personne d’avoir un warning mais si c’est utile pour dépasser son émotion, pourquoi pas ? Si cela a été anticipé, surtout dans ce sport qui dure très longtemps, dont on ne sait jamais quelle est l’issue, et où être devant au score n’apporte pas de garantie, pourquoi pas ?
À un moment, en finale de l’US Open 2021 entre Djokovic et Medvedev, dont j’étais depuis 4 ans la psychoanalyst, il se passe quelque chose entre Djokovic et le public américain, qui le soutient. Ça monte, ça monte, ça monte, au moment où Daniil va servir. Daniil a répondu de manière très subtile. Il a « verrouillé » une émotion qui aurait pu le déstabiliser. Il l’a fait parce qu’il était très préparé. En France on ne sait pas encore bien le faire.
Si je suis aujourd’hui un adolescent de 14 ans, qui joue en France et qui a du talent et des résultats dans mes catégories, qui veux devenir pro, qu’est-ce qui fait que j’ai plus de chances de développer un mental de champion avec le programme que tu mets en place, plutôt qu’un jeune de 14 ans qui aurait été encadré par la FFT y a cinq ou dix ans ?
Francisa Dauzet : Tout simplement : cela ira de soi, pour toi, et pour tous les jeunes qui ont ce profil aujourd’hui, de travailler la dimension mentale de la performance. Au début j’y suis allée sur la pointe des pieds en me demandant si je pouvais rendre la préparation à la performance obligatoire à ces âges. Pour un adulte qui mène sa carrière, il doit le vouloir par lui-même évidemment, donc : pas obligatoire.
Pour les joueurs en formation, ma réflexion a été la suivante. Si on cherche l’exigence pour ce joueur, on n’imaginera même pas de ne pas rendre obligatoire la formation tennistique et la préparation physique. Alors pourquoi la dimension psychologique et mentale serait-elle optionnelle ? On peut l’amener de façon ludique, de façon éducative, montrer comment une personne peut se développer, ouvrir son cœur, son esprit, découvrir des ponts et des sens dans sa vie et son projet. Et intégrer pour partie le coach, le staff, les parents pour les mineurs : travailler en équipe.
L’idée c’est de créer un pool de la dimension mentale et psychologique qui permette à tous les conseillers techniques régionaux de s’appuyer sur un référent près de chez eux dans les ligues. Ce qui est en cours. L’idée n’est pas de former les coaches ou les cadres à être des préparateurs mentaux ou des psychologues du sport, pas du tout. Mais les aider à comprendre ce que ça recouvre, à quoi ça sert et en quoi les athlètes qu’ils accompagnent seront aidés s’ils travaillent cet aspect. Nous nous appuyons sur notre réseau et sur celui des Maisons de la performance. Nous validons – ou pas – les personnes susceptibles de travailler dans les régions avec les joueurs en ligues.
Sur quel critères validez-vous, ou pas, ces personnes ?
Francisa Dauzet : Sur le critère de leur formation, et aussi du travail qu’ils ont entrepris sur eux-mêmes. Aujourd’hui, on trouve énormément de personnes qui ont été formées très vite, en très peu de week-ends et qui se disent préparateurs mentaux ou coaches autour du sport. Donc l’idée, c’est de valider la solidité de la formation, d’identifier les connaissances qu’ils possèdent, et de savoir ce qu’ils ont traversé en thérapie eux-mêmes dans leur propre histoire et qui les rendra légitimes à faire traverser aux autres un dépassement ou l’exploration de leur univers.
Il est important d’avoir regardé la manière dont on s’est construit, ses représentations, ses croyances, ses zones d’ombre, pour éviter – inconsciemment et consciemment – de les projeter sur les autres. Beaucoup trop de personnes qui interviennent sur cette dimension n’ont pas travaillé suffisamment sur elles-mêmes, voire pas du tout. Ce qui est une aberration de fait.
Dans ces cas-là, je reste circonspecte et, dans le cadre institutionnel, je suis réservée sur leurs interventions mais je ne peux pas m’y opposer si c’est le choix de la famille ou si le joueur est investi. Je reste néanmoins vigilante sur ce qui est travaillé et comment car les enjeux conscients et inconscients font parfois des dégâts, qui ne sont d’ailleurs toujours pas perçus.
Et si je suis un joueur de 32 ans qui suis sur le circuit depuis douze ans, et que je trouve cette dimension intéressante, puis-je venir frapper à ta porte ?
Francisa Dauzet : Dans le cadre de notre mandat, nous travaillons pour les joueurs en formation au sein du CNE. Pas avec les pros du circuit ATP et WTA. Mélanie intervient surtout au sein des territoires, plutôt auprès des staffs et parfois des joueurs. Et moi à Poitiers et au CNE. Je supervise tous les projets sur le suivi mental, les rapports d’étape, je vérifie avec les entraîneurs où en sont les projets, je communique avec tous ceux qui accompagnent les joueurs sur le plan mental. À Poitiers, c’est la psychologue du Creps, Christelle Baudin, qui travaille au quotidien avec les jeunes et les parents sous ma responsabilité. Pour ma part, je vais être amenée à intervenir plus en groupe et accompagne le suivi des entraîneurs sur cette dimension.
Il y a un tel fantasme autour de la succession de Yannick Noah, qu’il semble que l’ensemble des protagonistes lié à cette légende ne s’y prendraient pas autrement pour que cette situation ne change pas.
Francisca Dauzet
C’est la grande question de la quinzaine : pourquoi aucun Français n'a gagné Roland-Garros en 40 ans ?
Francisa Dauzet : Ce serait d’une prétention inouïe d’avoir cette réponse. Je ne l’ai pas, et la réponse est forcément multi-factorielle. Il y a une chose dont je suis sûre, c’est qu’il y a une telle pression sur les Français, un tel fantasme autour de la succession de Yannick Noah, qu’il semble que l’ensemble des protagonistes lié à cette légende ne s’y prendraient pas autrement pour que cette situation ne change pas. Comme s’il y avait un interdit, justement, à aller gagner ce Roland-Garros.
Je pense qu’on met la barre tellement haute qu’on envoie le message qu’aucun joueur ne sera prêt. Pour le moment, il s’agit de laisser le temps au temps pour que des joueurs français deviennent des athlètes suffisamment aguerris pour avoir l’audace nécessaire d’aller conquérir le Graal, et ceci grâce à un parcours global. Pas comme une fin en soi.
La génération des Gasquet, Tsonga, Monfils et Simon considère que la route lui a été barrée par Federer, Nadal ou Djokovic. Trop forts sur le plan tennistique, selon Gasquet. Pas assez de réussite les rares fois où les trois n’ont pas gagné, selon Tsonga qui, par exemple, avait indiqué que Wawrinka « méritait moins » que lui de gagner un Grand Chelem. Ces analyses résonnent-elles avec ce que tu décris ?
Francisa Dauzet : No comment. Ces réponses leur appartiennent. J’ai un autre regard qui n’est pas forcément pertinent ici.
Trois femmes françaises ont gagné un tournoi du Grand Chelem pendant cette période : Mary Pierce à Roland-Garros 1994 et 2000, Amélie Mauresmo à l’Open d’Australie et Wimbledon 2006, Marion Bartoli à Wimbledon 2013. Pourquoi n’ont-elles pas été “victimes” des mêmes paramètres qui ont empêché les hommes d’en faire autant ?
Francisa Dauzet : D’aucuns diront que le niveau est moins fort, ou dense, chez les filles. Ça, je n’en sais rien et au fond je ne le pense pas. À toutes choses égales par ailleurs, je dirais que le niveau des femmes est aussi fort que celui des hommes. N’y a-t-il pas moins d’attentes sur les femmes en France quand on parle de sport ? C’est la réponse que je peux faire spontanément.
Caroline Garcia fait aujourd’hui partie du Top 5 et peine à assumer son statut. C’est la deuxième fois de sa carrière qu’elle plafonne de cette façon, notamment en Grand Chelem. Elle reconnaît avoir des blocages et des peurs. Avoir un discours si courageux n’est-il pas la meilleure publicité qui peut être faite, dans le tennis français, sur la prise en compte du facteur mental dans la performance ?
Francisa Dauzet : Voilà une athlète extraordinaire sur le plan tennistique et physique. Une athlète exceptionnelle, je le répète. De mon point de vue, elle peut dépasser cette situation ambigüe. Elle intègre visiblement qu’elle a des difficultés et des limites. C’est ce que je comprends quand je lis ce qui est rapporté dans les médias. C’est faux et c’est vrai à la fois. C’est vrai car elle le subit pour l’instant et c’est faux parce qu’il y a des moyens de les dépasser. Pour l’instant, elle ne les a pas. Peut-être ne les cherche-t-elle pas vraiment. Y aurait-t-il, pour elle, des conséquences à oser un véritable travail ? Serait-il trop lourd à assumer ? Tout choix est respectable. Éviter une confrontation plus grande que celle de sentir coincée sportivement est un choix respectable, si c’est celui qu’elle fait.
Yannick Noah a eu une réponse « à la Yannick » quand on lui a demandé pourquoi les Français n’évoluaient plus au plus haut niveau. Il a dit : « Parce que je ne coache plus », en référence à ses années de capitanat, et sûrement, de conseiller de l’ombre. Ce qu’il avait semblé apporter dans les années 1990, une capacité pour les tennismen français à croire en leurs chances, s’est tari. Yannick Noah a toujours placé la dimension mentale de la performance au cœur de son discours. Il a même fait observer il y a deux semaines qu’il ne parlait quasiment pas de tennis avec ses joueurs quand il était capitaine. Est-il lui aussi une publicité effective pour l’importance de préparation mentale dans le tennis français ?
Francisa Dauzet : Yannick possède une capacité reconnue à emmener les personnes quelque part. Il est inspirant, galvanisant, c’est certain. En tant que capitaine, il a fait montre d’une grande qualité humaine, que l’on peut qualifier de charismatique, pour faire en sorte que les personnes croient en elles.
Mais cela s’exprime sur un temps très court. Il y a une différence entre être inspirant à un moment donné comme capitaine et exercer des compétences d’accompagnement à la performance sur le plan mental et psychologique ou d’entraîneur. C’est un métier, pas simplement une habileté qui sera de fait limitée. Il y a un an, lorsque Mélanie et moi avons commencé notre mission, nous avons intégré Yannick au séminaire que nous avons fait, avec nos référents sur les territoires, juste avant Roland-Garros 2022.
A cet égard, je lui avais dit : « Attention, ce que je te demande, c’est de faire valoir ton expérience, ce que tu penses de cette dimension-là. Mais tu n’es pas un professionnel de la dimension mentale». Et il a tout-à-fait reconnu qu’il ne l’était pas. Il a joué le jeu, a été très humble et on a passé deux jours riches où il a fait part de belles expériences, d’un état d’esprit juste très intéressant.
Donc avec Yannick, nous étions convenus de le faire intervenir sur certains temps d’émulation de groupe et de partage d’expérience. Probablement pour des raisons d’agenda, cela ne s’est pas fait, ce n’est pas faute d’avoir insisté. Entraîner, accompagner, c’est un travail de constance, c’est un travail ingrat, c’est du labeur répétitif, engageant, humble, de construction longue. A-t-il envie de ça ? Il y a un an en tout cas, j’étais heureuse de son enthousiasme.
Nicolas Escudé a répété aux médias ce qu’il nous dit depuis 2021 : les changements visibles de la politique qu’il entreprend seront visibles dans quelques années, auprès des adolescents qui sont formés aujourd’hui…
Francisa Dauzet : Oui, il faut de la patience, beaucoup, et aussi de l’humilité, de la ténacité et de l’audace.
Sur quels critères et quand jugerez-vous de l’efficacité et de la réussite de votre projet ?
Francisa Dauzet : Ce que la DTN peut garantir, ce sont les moyens mis en œuvre, mais pas le résultat, qui dépend du joueur, à condition qu’il soit engagé dans la transformation de ce qui lui est proposé.
Cela se chiffre en combien d’années ?
Francisa Dauzet : Concernant certains athlètes, le fait d’être accompagné pour la première fois mentalement a déjà transformé la manière dont ils sont sur le terrain. Au CNE, à Poitiers, nous voyons déjà des comportements évoluer. Nul ne sait jamais combien de temps ni jusqu’où peut aller la progression d’un joueur. Je vous garantis qu’au début de sa carrière, personne ne voyait en Daniil Medvedev un futur numéro un mondial et vainqueur de Grand Chelem. Chaque profil nécessite de trouver la bonne façon pour lui de travailler. Il est important aussi que ce travail se fasse en équipe. Mais quoi qu’il en soit, à un moment, c’est au joueur de s’engager dans son travail et de s’y engager vraiment.
Tu as souvent raconté cette anecdote : quand tu as rencontré Daniil Medvedev pour la première fois, tu indiquais avoir compris l’étendue du potentiel de son mental. Es-tu capable d’identifier le potentiel de joueurs doués mentalement comme, par exemple, nous verrions de notre côté des joueurs doués tennistiquement grâce à leur coup droit ou leur revers ?
Francisa Dauzet : Dire « le mental, on l’a ou on l’a pas », comme je l’entends parfois, c’est une erreur. Le mental, tout le monde en a mais tout le monde ne sait pas forcément l’utiliser, voire ne sait pas qu’il l’a. Tout dépend de la façon dont la personne a pu se construire.
En revanche, il est exact que chez certains très grands champions, une configuration mentale spécifique est à l’œuvre, celle d’une quête que rien ne viendra jamais entraver même dans les moments difficiles, une appétence particulière à l’effort, à l’amélioration, au progrès, un désir, une obsession, un besoin singulier à assouvir… Et toujours cette recherche de solutions.
Dire qu’il y a peu de gens de cette facture, c’est une réalité. Il y a quelque chose d’un bain psychique qui les prépare à la performance. Cela peut être transgénérationnel, dans des familles de performeurs, ça existe, ou un enjeu de survie, et plein d’autres raisons bien entendu. « Si je ne suis pas “là-dedans”, dans la performance, je ne peux pas exister. »
Les raisons sont nombreuses qui peuvent pousser un sportif, ou une personne, à être calibrée pour la performance et avoir un très haut niveau d’exigence. Cela relève d’un travail spécifique et patient. Car chez ces performeurs en puissance, s’ils ne trouvent pas le chemin, ça peut aussi être très destructeur pour eux.
Ce que je sais, c’est que travailler peut révéler de très gros potentiels, c’est certain. Sans voir le potentiel de quelqu’un après un premier contact, il est possible de voir ce qui encombre et modéliser des freins que la personne ressent peut-être. Tout le reste, c’est un travail sur la durée.
Patrick Mouratoglou dit qu’il fait la différence entre ceux qui veulent être numéro un, qui sont convaincus que c’est leur destin, et ceux qui le souhaitent. La différence entre « want » et « wish ». Les uns et les autres affirment leurs objectifs de la même façon mais ils n’ont pas la même capacité de travail.
Francisa Dauzet : Oui, ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir un Graal intérieur et de tout entreprendre pour aller le chercher. Et en effet, il y a une grosse différence entre celui qui clame qu’il veut ça, comme une affirmation, et celui qui fait en sorte de mettre en ordre de marche tout ce qui va lui permettre de réussir, au millimètre près. Tous les champions que je connais travaillent au millimètre. Mais parfois la personne n’a pas accès à ce qui va lui permettre d’atteindre cet état et c’est pour ça que la dimension mentale et psychologique de la performance est un travail précieux. Ici aussi, il n’y a du travail. Il faut beaucoup d’ingrédients réunis pour qu’un champion se révèle.
Tu parles souvent d’éléments dysfonctionnels mais fertiles dans la psychologie des joueurs : cette idée qu’une personne peut avoir des enjeux psychologiques forts ou lourds, mais qu’il sont potentiellement des leviers vers la performance. Faut-il avoir un déséquilibre psychologique pour devenir un champion ? Et de ce point de vue, l’idée que les joueurs français sont trop gâtés et trop aidés par rapport, par exemple, aux joueurs d’Europe de l’Est, est-elle pertinente ? Pourquoi se faire mal si on est dans le confort matériel ?
Francisa Dauzet : On aborde ici un gros sujet. Il ne faut pas confondre être équilibré et être dans le confort matériel. Être gâté, c’est être un enfant roi. Un enfant roi gâté est-il équilibré ? Sûrement pas. Les joueurs français, de mon point de vue, sont gâtés par le système français dans son ensemble.
Je peux effectivement constater une sorte de suffisance parfois. Évidemment : qu’il faille assurer à des joueurs de haut niveau des structures d’entraînement de qualité, cela va de soi, mais il faut les lier à des contrats moraux qui les engage.
Aux États-Unis dans de nombreux autres sports, le niveau d’exigence est très élevé et tout le temps évalué avec des « cuts » réguliers. Les athlètes sont obligés de chercher sans cesse l’excellence. Le fait qu’il y ait un cadre très discipliné et très exigeant, n’enlève rien au respect du joueur. Il lui permet même de devenir rugueux à l’épreuve.
Être convaincu que l’accès aux structures est un dû parce qu’un joueur a de « grosses qualités », cela ne prédispose pas a priori à aller chercher de la sublimation et, le jour venu, de faire basculer un match.
Il n’est pas possible de prétendre que Nadal, Federer et Djokovic ont simplement de meilleurs coups de raquette que les autres et qu’ils n’ont pas travaillé d’une manière ou d’une autre cette dimension qui les a poussés à développer une exigence de progression permanente.
Francisca Dauzet
Et au-delà du syndrome de l’enfant gâté, qui peut constituer un déséquilibre qui ne prédispose pas à la performance, faut-il avoir un déséquilibre fertile pour être un champion ? Est-ce la condition sine qua non ?
Francisa Dauzet : Je ne sais pas si c’est la condition, mais ce qui est certain c’est que pour aller chercher de la discipline, au très haut niveau, il faut avoir une exigence qui peut déséquilibrer, trouver son origine dans le déséquilibre, ou relever d’une quête spirituelle. Cela demande des ajustements permanents psychologiquement et mentalement, selon les échéances, les périodes de vie, les enjeux, etc.
Parce que l’être humain, au fond, dans son fonctionnement cérébral de défense est plutôt porté à la flemmardise, même si cela l’emmène dans le mur. C’est le striatum, au sein de la glande pinéale, qui pousse l’individu à toujours plus, pour améliorer les systèmes, et partant obtenir mieux et plus vite… Il se dit : « oui, tiens, si je vais chasser dans cette direction, j’aurai accès à plus de choses, je vais découvrir des choses, je vais mieux faire, j’aurais plus, etc. ».
Ce qui va faire la différence avec la consommation de ce toujours plus, c’est l’exigence, la sublimation, quelque chose au fond qui est plus spirituel en quelque sorte. Chacun mettra ce qu’il veut derrière le mot spirituel, mais c’est quand même quelque chose de cet ordre. Il n’est pas possible de prétendre que Nadal, Federer et Djokovic ont simplement de meilleurs coups de raquette que les autres et qu’ils n’ont pas travaillé d’une manière ou d’une autre cette dimension qui les a poussés à développer une exigence de progression permanente.
Précisément, ils viennent abonder la question du déséquilibre fertile. Djokovic est un enfant de la guerre en ex-Yougolavie : on voit le déséquilibre fertile. Federer, marqué par la mort de son ancien entraîneur Peter Carter sur les terres de sa mère en Afrique du Sud, on voit aussi. Nadal, couvé par sa famille dans la classe moyenne, avec un oncle footballeur, on voit moins où se situe son déséquilibre.
Francisa Dauzet : Il y a plein de choses qu’on ne sait pas des joueurs, qu’on n’imagine pas. Je suis bien placée pour le savoir. Nadal, c’est une personnalité évidemment exceptionnelle. Il fait partie des personnalités hors normes que je décrivais tout à l’heure.
Maintenant, je serais très intéressée de connaître son histoire familiale. Les rituels et les TOC qu’il affiche à ce point sur le terrain trahissent de mon point de vue quelque chose de très particulier de son histoire et qui fait probablement partie d’un levier de performance, dans ce paradoxe entre équilibre et déséquilibre… La question est sans doute : à quel prix, ce prix, qui est son choix ?
Pour ce qui concerne Djokovic, Federer, comme Nadal, au fond je n’aime pas parler de ce que je ne connais pas. Cela me fait penser à deux commentaires de psy françaises, qui juste après l’US Open 2021, y allaient de leurs « commentaires-analyses sauvages» dans la violence de l’interprétation sur ce qu’était soit-disant la psychologie de Djokovic, dépressive ou manipulatoire, les deux évidemment loin de la réalité du joueur !
Ce que je peux dire, c’est qu’il y a tellement de paramètres et de modalités qui contribuent à ce que la performance s’accomplisse que plutôt que de réduire le propos, je préfère y consacrer un livre. Et dire que je suis persuadée que ces trois là ont bien travaillé pour que leur mental soit aguerri tout au long de leurs carrières exceptionnelles. Un tout exprimé devant nous magnifiquement : une leçon.