Barty à la retraite : un regret pour l’intérêt du tennis et, peut-être, pour l’évolution de Swiatek
Avec la retraite d”Ashleigh Barty, le tennis est peut-être passé à côté d’une très grande rivalité.
“L’enfer, c’est les autres”. Jean-Paul Sartre en a fait une pièce de théâtre, Huis Clos. Mais sans les autres, ce n’est pas vraiment le paradis non plus. D’après plusieurs études, les interactions sociales sont un des besoins nécessaires aux hommes et aux femmes pour ressentir un état de bien-être. Dans Seul au monde, le personnage joué par Tom Hanks fait d’un ballon de volley son ami imaginaire, nommé Wilson, pour s’inventer une compagnie. Dans Je suis une légende, le héros, dont Will Smith tient le rôle pour la dernière adaptation au cinéma, fait la causette à des mannequins en plastique, humanisés par le port de vêtements, afin de lutter contre la solitude.
Iga Swiatek va peut-être, elle aussi, devoir faire preuve d’ingéniosité ; dessiner deux yeux et une bouche sur sa raquette, par exemple. De quoi transformer son outil de travail en son grand ami (oui, j’ai un peu honte de ce jeu de mot Carambar, mais le ridicule ne tue pas et tout ce qui ne tue pas rend plus fort !). Car, depuis son accession à la première place mondiale le 4 avril 2022, la Polonaise est seule sur sa planète. Pas Mars, pour y faire pousser des pommes de terre comme Matt Damon, mais celle du tennis féminin, où elle envoie des patates à toutes ses concurrentes. Au point de les satelliser à des années lumières de sa galaxie.
Barty a laissé Świątek seule au monde
Avant l’entame de la saison 2023, la boss de 21 ans compte 6 030 points d’avance sur Ons Jabeur, sa dauphine. C’est plus que l’écart entre la Tunisienne – toutefois privée des points de sa finale à Wimbledon – et la dernière joueuse de la hiérarchie planétaire, classée 1355e. Une domination écrasante laissant un regret : la retraite d’Ashleigh Barty. Si Swiatek a pu débuter son règne à l’issue du WTA 1000 de Miami, c’est parce que l’Australienne a laissé le trône vacant. Absente depuis son sacre à l’Open d’Australie synonyme de troisième titre du Grand Chelem, elle a annoncé la fin de sa carrière le 23 mars. À 25 printemps, et en demandant à être retirée du classement.
En s’adonnant à un peu de tennis-fiction au risque de tomber dans une réalité fantasmée et masturbatrice pour l’esprit, il existe peut-être un monde parallèle dans lequel Barty est toujours sur le circuit. Un univers où les amateurs de tennis se régalent d’une rivalité pouvant potentiellement faire de ces deux femmes des monuments de ce sport. Parce que, hormis les fans idolâtrant untel ou unetelle, personne n’a envie de voir un seul astre éclipser tous les autres. Pour que l’histoire soit la plus attractive possible, à l’approche d’un grand tournoi, avant un match ou pendant, il faut, au minimum, deux protagonistes d’envergure assez similaire.
John McEnroe compte sept titres du Grand Chelem. C’est autant que Mats Wilander. Pourtant, l’Américain jouit d’une réputation bien plus “légendaire” que celle du Suédois. Pourquoi ? Parce que Björn Borg. Le duel, l’opposition de style entre “Big Mac” et “Iceborg” est l’une des plus emblématiques de l’histoire. La plupart des dieux de la balle jaune ont leurs Némésis aux palmarès également dignes de l’Olympe. Parmi ces duos, on peut aussi citer : Martina Navrátilová et Chris Evert, Pete Sampras et Andre Agassi, Steffi Graf et Monica Seles, ou encore Rafael Nadal et Roger Federer, rejoints ensuite par Novak Djokovic.
J’ai même passé deux semaines de ma pré-saison à m’entraîner contre des slices (de revers, un des points forts d’Ashleigh Barty).
Iga Swiatek
D’autres se sont construits avec plusieurs rivaux. Comme Serena Williams. Cette dernière a d’abord dû ferrailler avec sa frangine Venus, Martina Hingis, Lindsay Davenport, Jennifer Capriati, Justine Henin, Kim Clijsters, Amélie Mauresmo et autre Arantxa Sánchez. Une des périodes où le public s’est le plus laissé happer par le circuit féminin. Puis, au fur et à mesure des retraites engendrant une concurrence moins coriace, la native du Michigan, devenant quant à elle de plus en plus impressionnante, s’est mise à régner sans partage malgré quelques rebelles ponctuelles, à l’instar de Victoria Azarenka. Conséquence, l’intérêt des spectateurs et téléspectateurs a décliné. L’usure du temps faisant son œuvre, Serena aussi.
Pour voir une joueuse s’imposer durablement en patronne, il a fallu attendre l’avènement d’Ashleigh Barty et ses 121 semaines en temps que reine. Soit le septième total le plus élevé de l’histoire de la WTA. Pour faire à nouveau grimper l’ardeur du grand public, il ne lui manquait plus qu’une opposante à sa mesure. Swiatek aurait pu être celle-ci. D’ailleurs, en vue de la saison 2022, qu’elle a débutée à la 9e place, elle s’était préparée pour. “J’ai toujours admiré Ash (Barty), et je l’admire toujours”, a-t-elle répondu en conférence de presse à Miami, quelques jours après la retraite-surprise de l’’Aussie”. “J’aurais aimé réussir à la battre, ça aurait été quelque chose de spécial pour moi.”
“J’ai même passé deux semaines de ma pré-saison à m’entraîner contre des slices (de revers, un des points forts d’Ashleigh Barty et un coup rare sur le circuit WTA, ndlr)”, a-t-elle ajouté. “Mais il y a plein d’autres joueuses très fortes, on ne va pas s’ennuyer.” Malgré toutes ces autres joueuses très fortes, la Varsovienne s’est promenée. Entre son entrée en lice réussie à Doha le 22 février et sa défaite face à Alizé Cornet au troisième tour de Wimbledon le 2 juillet, elle a enquillé 37 victoires consécutives. De quoi soulever six trophées – Roland-Garros, quatre WTA 1000, un WTA 500 -, tout en infligeant seize 6-0 et en ne lâchant que sept sets.
Quand Björn a pris sa retraite, j’ai ressenti comme un vide, j’ai perdu un peu de ma motivation et de mon intensité.
John McEnroe
“Honnêtement, je pense que ça aurait été beaucoup, beaucoup plus dur de gagner ces tournois si elle (Ashleigh Barty) avait été là”, a-t-elle déclaré à Rome après son quatrième titre de suite. “Quand elle a pris sa retraite, j’avais la profonde conviction qu’elle avait le meilleur tennis du circuit. Elle était celle que j’admirais le plus. Elle m’a donné beaucoup de motivation pour analyser mon jeu et devenir meilleure (…) Oui, elle me manque, parce que j’aimais la voir jouer et voir combien elle était toujours plus forte que ses adversaires mentalement.” En compétition, Swiatek a croisé la route de Barty deux fois. Sur dur à Adélaïde en début d’année, sur terre à Madrid en 2021.
Bilan : deux défaites. 6-2, 6-4 en Australie, et 7-5, 6-4 sur l’ocre espagnole, lors d’un choc très attendue qui opposait alors les deux dernières gagnantes de Roland-Garros. Celle qui est coaché Tomasz Wiktorowski – ancien mentor de sa compatriote Agnieszka Radwańska – depuis décembre 2021, s’était fixée un objectif pour poursuivre sa progression : faire tomber Barty. “Je voulais réussir à la battre, c’était vraiment une motivation”, a-t-elle révélé à Miami. Nadal, Federer et Djokovic l’ont maintes fois répété, ils se sont mutuellement poussés à devenir meilleurs, à continuer à travailler, s’améliorer mois après mois pour se donner les moyens de rester au sommet. Quand Borg s’est envolé vers d’autres cieux, sur ses 25 balais, McEnroe a ressenti “comme un vide” et “a perdu un peu de [s]a motivation et de [s]on intensité.”
Sans une antagoniste capable de la contester dans la durée, Swiatek risquerait de perdre un peu de ce feu intérieur nécessaire pour se maintenir tout en haut sur une très longue durée. C’est ce qui est arrivé à Barty une fois son but ultime atteint. “Gagner Wimbledon avait toujours été mon plus grand rêve dans le tennis”, a-t-elle confié pour expliquer l’arrêt de sa carrière. “Y parvenir a changé mes perspectives. Après Wimbledon (2021), je l’ai senti au plus profond de mon être. Il restait juste une petite partie de moi qui n’était pas encore totalement satisfaite, il y avait le défi de remporter l’Open d’Australie (gagné en 2022). C’était, pour moi, la manière parfaite de célébrer mon aventure dans le tennis. (…) Je n’ai plus les motivations physiques et émotionnelles nécessaires pour me ‘challenger’ au plus haut niveau.”
Une légende ne se construit pas seule
Pour le bien du tennis féminin, l’intérêt sportif en tant que spectateur et la progression de Swiatek, la retraite de Barty est un regret, à titre personnel. Mais la Polonaise est encore très jeune. De nouvelles rivales pourraient pointer le bout de leurs nez dans les années à venir. D’autres pourraient retrouver leurs meilleurs niveaux ; Naomi Osaka, en parvenant à se remettre la tête à l’endroit, Bianca Andreescu, si son corps la laissait tranquille. Et, qui sait, peut-être Barty aura-t-elle à nouveau la raquette qui la démange.
En septembre 2014, à 18 ans, elle avait dit stop une première fois avant de revenir un peu moins de deux ans plus tard, pour atteindre le paradis en faisant vivre un enfer à ses concurrentes. En cas de nouveau retour – laissez-moi rêver ! – peut-être aura-telle assez de répondant pour Iga Swiatek. Les deux femmes aux trois Majeurs chacune trouveraient alors à qui parler, pour se pousser à gagner plusieurs titres du Grand Chelem supplémentaires et entrer dans une autre dimension. Celle où, en regardant leurs carrières, elles pourraient se dire : “Je suis une légende”.