“On ne connait pas encore ses limites” : Matteo Berrettini par son coach de toujours, Vincenzo Santopadre
Matteo Berrettini, finaliste de Wimbledon, est installé dans le Top 10 ATP depuis 20 mois. Une évolution inattendue et fulgurante dans laquelle Vincenzo Santopadre, son entraîneur depuis onze ans, a occupé un rôle central. Son coach nous avait détaillé en juillet dernier la force de sa relation avec son joueur et leur évolution commune au fil des années.
Matteo Berrettini, 10e joueur mondial, a remporté son quatrième titre ATP à Belgrade la semaine passée. C’était le premier titre de l’Italien depuis juin 2019, rappelant ainsi à quel point il pouvait être une menace, et ce sur sur toutes les surfaces. Dans cet entretien exclusif avec Vincenzo Santopadre, entraîneur de Berrettini depuis onze as, le technicien nous ramène aux origines du duo et distille des éléments sur la personnalité de Berrettini qui en font un joueur capable de grandes choses sur le circuit ATP. Une interview réalisée en juillet dernier à la Mouratoglou Academy, en marge de l’Ultimate Tennis Showdown, dont l’Italien avait remporté la première édition en battant Stefanos Tsitsipas en finale.
Vincenzo Santopadre, comment en êtes-vous arrivé à devenir l'entraîneur de Matteo Berrettini ?
C’est lui le coupable. Moi, je ne voulais pas être entraîneur. (sourire) Non je plaisante. J’aime enseigner, rester avec les gars, être au milieu de jeunes gens. Mais avec Matteo, c’est spécial. J’ai aussi travaillé avec Flavio Cipolla, qui est monté jusqu’à la 17e place mondiale, mais pas à temps plein. Là c’est vraiment du full time avec Matteo. J’ai essayé de comprendre, au fil des années, ce dont il avait besoin. Au départ, je me disais : “Ok, il a besoin de quelqu’un pour l’accompagner, pour voyager avec lui peut-être dix semaines tous les ans.” Et la question pour moi, c’était : “Est-ce que je veux ça ?” Pour moi, c’est très important de comprendre ce qu’un joueur souhaite et je dois aussi faire ce travail sur moi-même. C’était la clé. Quand j’ai dit que c’était de sa faute, il y a une part de vérité. Si ce n’était pas pour lui, je ne sais pas si je serais là. J’aime être coach, j’adore ça. Mais les choses qui sont arrivées avec Matteo sont particulières. Je travaille avec lui depuis onze ans. C’est un chemin que nous avons démarré ensemble et nous avons découvert que c’était une grande opportunité pour nous deux.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous l'avez vu jouer ? Quelles étaient vos premières impressions ?
Je m’en souviens très bien, comme beaucoup de choses concernant mon travail. Son père est venu me voir au club où je commençais à travailler, à Rome. Il m’a dit : “J’ai ces deux garçons”, parce que Matteo a un petit frère, Jacopo (actuellement 530e mondial en simple). Quand ils étaient jeunes, Jacopo avait presque des meilleurs résultats que Matteo. Ils étaient bons tous les deux, sans être incroyables. Je connais leur grand-père, parce qu’il travaillait dans un autre club où mes parents étaient, ça aussi ça fait une histoire spéciale. Ils sont venus une première fois pour un essai. Ils étaient jeunes, un peu tendus. Ils n’étaient pas en pleine forme, ils étaient un peu malades. On travaillait sur le court numéro 5 au club, je m’en souviens. J’ai fait en sorte de les mettre à l’aise, j’ai blagué avec eux. Ce n’était pas un problème pour moi. J’ai vite compris qu’ils venaient d’une bonne famille, ils ont des valeurs. C’était vraiment un plaisir de travailler avec eux.
Qu'est-ce que leur père attendait de vous ? En faire des pros ?
Il voulait qu’ils exploitent au mieux leur potentiel. J’ai dit : “Ok, je commence à travailler avec eux, mais je ne peux pas vous dire ce qu’ils deviendront.” D’abord, ça veut dire quoi “pros” ? Pour moi, c’est Top 100, dès lors tu peux en vivre, et personne ne peut promettre ça. Je voyais qu’ils avaient de bonnes valeurs pour le sport, je savais que j’étais dans un super club, avec des bons entraîneurs autour. Mais promettre, ce n’est pas ma façon de voir les choses. J’ai dit que j’allais essayer et qu’on verrait ce qui se passerait. Normalement je suis optimiste, mais il faut être réaliste, quand tu as un gars de 14 ans, la probabilité qu’il devienne pro est mince. Si tu dois faire un pari sur un gamin de cet âge, je parierais qu’il n’y arrivera pas, c’est tellement difficile… Alors nous avons commencé à travailler, jour après jour.
Je ne veux pas qu’il reste avec moi juste parce que c’est mon ami
Vincenzo Santopadre
Quelles ont été les principales étapes de son évolution jusqu'à devenir un joueur du Top 10 fin 2019 ?
Il a bien compris que la chose la plus importante était de travailler avec passion et sans la pression de résultats à court terme. Et ça c’est une manière de travailler très ambitieuse. Nous voulions le faire devenir un homme. Quand il est arrivé, c’était un bébé. Avec les années, c’est devenu un homme. J’ai aussi dû changer mon rôle. C’est très différent de parler à un gamin de 14 ans et à un homme de 24 ans. Je devais réaliser que la meilleure chose pour lui était que je change de peau. Au départ, je n’étais pas son coach, mais un Maestro, comme on dit en Italien. J’étais son éducateur et maintenant je suis son coach. C’est très différent.
Que pouviez-vous lui dire quand il avait 15 ans que vous ne pouvez plus lui dire maintenant et que pouvez-vous partager avec lui désormais qu'il n'est plus un adolescent ?
Ma façon de travailler n’est pas très difficile, du tout. Si vous faites du sport à 14 ans, c’est pour vous amuser, en profiter. Si vous jouez cinq fois par semaine, c’est beaucoup. Vous faites des sacrifices, mais vous y gagnez d’un autre côté. Quand il était plus jeune, je pouvais le forcer davantage, je n’avais pas à trop expliquer ce que je faisais. Au fil des années, j’ai dû partager le projet avec lui. Au début, c’était avant tout concentré sur le tennis, la façon dont il pouvait jouer et apprendre à réagir dans chaque situation, construire la mentalité d’un champion. Nous avons travaillé là-dessus. Maintenant je peux tout partager avec lui. Je peux parler de mes enfants, de ma famille, de mes loisirs, de tout. Quand nous avons commencé, je ne travaillais avec lui que sur le court, au club. Maintenant, je passe 90% du temps avec lui, à l’hôtel, au restaurant. La relation a beaucoup évolué.
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Avez-vous une relation d'amitié plus que de coach et joueur désormais ?
L’équilibre, c’est une autre clé dans ma vie. Quatre, cinq, six fois par ans, je dis à Matteo que nous avons une excellente relation, évidemment, mais que je ne veux pas qu’il reste avec moi juste parce que c’est mon ami, et que je peux pas lui dire quelque chose de désagréable. Je ne veux vraiment pas ça. Nous travaillons ensemble ; c’est un job. Après, évidemment, nous avons quelque chose en plus. Nous nous ressemblons beaucoup, nous nous comprenons très bien, et depuis longtemps. C’est très difficile de trouver cet équilibre. Parfois il y a des joueurs avec lesquels je n’ai qu’une relation de travail et je n’aime pas ça. Mais je n’aime pas non plus être vraiment ami avec mon joueur. Je ne suis pas juste un ami ou juste un coach, je suis les deux. Pour moi, c’est l’idéal. C’est pour ça que je ne sais pas si je pourrais être entraîner quelqu’un d’autre.
On ne connait pas encore ses limites
Vincenzo Santopadre
Comment Matteo se comporte-t-il quand il est sur une bonne série, ou dans une spirale plus négative ?
Nous avons beaucoup travaillé là-dessus, avec son préparateur mental, Stefano Massari. Je pense que Matteo a fait un super boulot et il continue, parce que c’est un travail au quotidien. La différence que je ressens entre Matteo et d’autres jeunes joueurs qui ne sont pas aussi forts que lui en ce moment, c’est que Matteo est parfois très déçu quand il perd, mais il apprend à chaque fois. L’idée pour moi et pour lui, c’est que la défaite est une vraie opportunité. Parce que ton adversaire te montre que tu as des points à améliorer. Comprendre l’importance de perdre, c’est quelque chose d’incroyable.
Et vous avez le sentiment qu'il est meilleur que la plupart des joueurs de sa génération dans ce domaine ?
Oui, surtout par rapport aux Italiens. En Italie, la plupart du temps, et je n’aime pas ça, tu est champion si tu gagnes et tu es un loser si tu perds. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Pour moi, pour Stefano Massari et le staff, on ne change pas notre approche qu’il gagne ou qu’il perde. Il est pareil, il adhère à cette vision des choses. La défaite suscite la déception, c’est normal. Un enfant sommeille dans chaque homme. Quand tu es enfant, tu es heureux et tu souris si tu gagnes, et tu pleures si tu perds. Cet enfant doit continuer à vivre, avec le comportement d’un homme.
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Il avait terminé la saison 2019 dans le Top 10, ce qui était très inattendu à l'époque. Quand avez-vous compris qu'il en était capable ?
Ça s'est fait incroyablement vite. Ce n'était pas du tout prévisible, parce que ce n'était pas le genre de joueur dont tu pouvais dire qu'il deviendrait Top 50 à coup sûr, quand il avait 18 ou 19 ans. Personne ne pouvait dire ça. Beaucoup de gens ne prêtaient même pas attention à lui. Peut-être que c'était mieux pour lui. C'est sa trajectoire à lui. Mais chaque jour, il voulait être meilleur que le précédent et c'est crucial pour moi. Il est très ambitieux. Il a résolu les problèmes très vite ces dernières années. On ne sait pas quelles sont ses limites, on ne les connait pas encore, je l'espère. Il a encore quelques années devant lui pour les atteindre. Il vient d'arriver, c'est un nouveau né chez les Top 10.
Il nous oblige à être meilleur, le staff
Vincenzo Santopadre
Avait-il clairement évoqué cet objectif d'intégrer le Top 10 ?
Ce n'est pas le genre à trop parler et j'aime ça. Pour moi, les faits sont plus importants que les mots. Il est talentueux, parce que je sais que si je lui dis quelque chose aujourd'hui, sur le court, si je lui demande dans trois mois s'il se souvient ce que je lui ai pendant tel match ou tel entraînement, il s'en souviendra, à coup sûr. Si tu veux vraiment quelque chose, tu es dans l'instant présent. Quand il était jeune, je ne suggérais pas, je disais : "Matteo, fais 10 minutes d'échauffement", et il le faisait. Maintenant il est conscient de ce qu'il fait. Si je lui dis quelque chose, il y pense et il le fera s'il sent que c'est important. Une fois, ça suffit avec lui. Je sais qu'après il le fera pour le reste de sa carrière.
Vous dites même qu'il vous a aidé à devenir un meilleur coach...
Bien évidemment. D'abord, il était si ambitieux que j'ai compris ce qui me manquait quand j'étais joueur. Moi j'étais heureux de devenir 100e mondial et de jouer en Coupe Davis. Peut-être un peu trop heureux. J'aurais dû être plus ambitieux. Pour être coach, vous devez être comme un joueur, vous améliorer tous les jours, parler avec d'autres entraîneurs, écouter, lire. Je suis très heureux parce qu'avec lui, c'est spécial. Il nous oblige à être meilleur, le staff, parce qu'il grandit de jour en jour. Nous avons dû nous demander ce dont il avait besoin désormais, donc nous avons évolué, naturellement. J'ai aussi eu beaucoup de chance. Je lui ai suggéré des gens pour étoffer le staff, des gens que je connais très bien. Le préparateur mental (Stefano Massari), Umberto Rianna et les autres qui travaillent avec Matteo et moi sont des personnes super. Tout le monde apporte quelque chose à l'autre.
D'une certaine manière, Matteo était prêt pour cette période, avec la Covid
Vincenzo Santopadre
Avez-vous en tête des périodes difficiles que vous avez dû affronter ensemble avec Matteo ?
C'est la deuxième ou la troisième fois qu'on me pose cette question, et vous savez quoi ? J'y ai réfléchi et je ne peux rien trouver, et pas parce que je ne veux pas le dire. Nous sommes tous les deux très calmes. On ne s'engueule jamais. Nous avons de la chance. C'est un super mec, il aime vraiment travailler et c'est appréciable. Il ressent que c'est la même chose pour moi, j'aime ce travail, je suis passionné. C'est plus facile pour nous de résoudre les problèmes, de ne pas avoir de soucis.
Mais si vous deviez déterminer le moment le plus le plus dur de votre relation joueur-coach, quel serait-il ?
Peut-être quand il a été blessé. Il a connu de nombreuses blessures et ces moments étaient particuliers. Je ne dirais pas négatifs, même s'ils n'étaient pas heureux, évidemment. Ces moments étaient une opportunité de nous demander ce que nous pouvions faire. D'une certaine manière, Matteo était prêt pour cette période, avec la Covid, parce qu'il a souffert de nombreux pépins physiques dans sa carrière et il les a tous pris comme une occasion de s'améliorer. Quand il avait des soucis avec son poignet gauche, nous avons commencé à travailler beaucoup sur son slice de revers. Quand il avait mal au genou, il s'est arrêté pendant six mois, et nous avons commencé à développer le haut de son corps. A chaque fois, quand il revenait sur le terrain, il était meilleur que quand il s'était arrêté. Peut-être que cette vision des choses nous a aidés à ne pas connaître tant de moments difficiles.