Sinner, une première à la folie
Mené deux sets à rien par un Daniil Medvedev intouchable, Jannik Sinner est revenu de l’enfer pour s’imposer en cinq sets (3-6, 3-6, 6-4, 6-4, 6-3 en 3h44) et conquérir à 22 ans son premier titre du Grand Chelem, ce dimanche à l’Open d’Australie.
Il y a plusieurs façons de rentrer dans l’histoire et Jannik Sinner n’a certainement pas choisi la plus simple, mais peut-être bien la plus belle. Ce dimanche à l’Open d’Australie, l’Italien a relevé l’un des défis les plus colossaux qui soient au tennis : remonter deux sets de retard pour sa première finale de Gand Chelem et s’imposer en cinq sets face à un Daniil Medvedev longtemps intouchable avant de baisser de pied physiquement, 3-6, 3-6, 6-4, 6-4, 6-3 en 3h44.
A 22 ans, Sinner décroche ainsi son premier sacre majeur, mettant fin à 47 ans d’attente pour le tennis transalpin masculin qui n’avait plus été à pareille fête depuis le sacre d’Adriano Pannatta à Roland-Garros en 1976, même si personne n’oublie les succès plus récents de Francesca Schiavone (Roland-Garros 2010) et Flavia Pennetta (US Open 2015), côté femmes.
Sa consécration, attendue, est le fruit d’une longue montée en puissance depuis plusieurs années, mais qui s’était fait particulièrement pressante ces derniers mois et plus encore ces derniers jours, avec une quinzaine parfaite jusque-là et ce chef d’œuvre réussi en demi-finale pour déboulonner le maître des lieux, Novak Djokovic. Un succès qui sentait bon la passation de pouvoir.
Restait deux écueils à surmonter, et de taille : l’inconnu d’une première finale de Grand Chelem et évidemment le nom de son ultime adversaire, Daniil Medvedev, beaucoup plus aguerri à ces sommets même si son parcours durant cet Open d’Australie avait été aussi plus chaotique, et même éreintant.
Vainqueur de trois matches en cinq sets face à Emiil Ruusuvuori au deuxième tour, Hubert Hurkacz en quarts et Alexander Zverev en demies, le Russe aura donc fini par payer sa débauche d’énergie. Ce n’est tout de même pas pour rien qu’aucun joueur, dans l’ère Open, n’a remporté un Grand Chelem après avoir survécu à quatre marathons en cinq sets. Même pour un joueur aussi hors norme et insaisissable que Medvedev, c’était trop…
On ne sait si Daniil connaissait cette statistique mais une chose est sûre : il connaissait son autonomie physique limitée dans cette finale, et son obligation de l’attaquer pied au plancher, contrairement à la plupart de ses matches précédents ici, pour la gagner. Il l’a fait, et de quelle manière…
Pendant deux sets, c’est simple : on n’a vu que du Daniil sur le terrain. Agressif comme jamais, déterminé comme rarement, le Russe, sur un nuage, a délivré une masterclass tennistique pour survoler ces deux premiers rounds sans aucune contestation possible, malgré un petit frisson pour conclure le deuxième set lorsqu’il a dû sauver une balle de 5-4 sur son service après avoir mené 5-1. Mais il n’a pas bronché d’un cil pour finalement conclure ce deuxième set d’une énième accélération de coup droit.
Sinner, la tête sous l’eau, refuse de se noyer
En face, Jannik Sinner était-il rattrapé par l’événement ou simplement dominé à la régulière par un adversaire en feu ? Comme toujours, un peu des deux sans doute. Mais l’on aurait tendance à faire légèrement pencher le curseur vers la deuxième solution. Bien sûr, l’Italien était plus lent, plus imprécis que d’habitude, bien sûr il avait cette mâchoire crispée des gens qui doutent. Mais à vrai dire, il n’avait surtout pas vraiment l’occasion de s’exprimer face à un adversaire dont la tactique, manifestement, était de lui couper le droit à la parole en l’agressant systématiquement, à la moindre occasion.
Cueilli à froid, saoulé de coups, Sinner avait la tête sous l’eau mais il avait le mérite de chercher son salut en explorant ça et là des petites solutions tactiques avec par exemples quelques tentatives d’amorties plus ou moins heureuses (plutôt moins, d’ailleurs), qui illustraient son refus de se noyer.
Dans l’attitude, rien à dire, et c’est là où Sinner a été grand : même au plus fort de la tempête, il a su faire le dos rond, sans céder à la panique, en attendant son heure. Celle-ci arriva dans le troisième set, où la forteresse Medvedev commença à se craqueler pour la première fois. Des micro-fissures perceptibles, notamment, dans une petite chute de son pourcentage de premières balles. L’Italien, moins pressurisé, plus à l’aise sur ses propres mises en jeu, sentit l’ouverture à 5-4 en sa faveur, service adverse.
A 15-30, il perdit un énorme échange à 31 coups de raquette en sortant un passing de coup droit “facile” qu’on aurait pu croire fatal. Mais cet échange eut aussi le mérite de couper le souffle et les jambes de Medvedev. Qui derrière, craqua et céda son service, avec le troisième set dans l’emballage. Le match, dès lors, était totalement relancé.
Il avait surtout totalement changé de dynamique, et les fameux vases communicants propres au tennis étaient en train de jouer à plein. Sinner, à partir de là, ne fit qu’augmenter son niveau d’intensité et de libérer petit à petit ses frappes, de plus en plus meurtrières au fil des jeux. Pour Medvedev, comme si la situation ne devenait pas suffisamment tendue comme cela, ressurgissaient en plus les fantômes de la finale 2022, perdue face à Rafael Nadal après avoir également mené deux sets à rien.
Le Russe savait probablement mieux que quiconque l’impérieuse nécessité de conclure en quatre sets. Et rassembla ses dernières gouttes d’énergie pour tenter de le faire. Sa chance, sa dernière chance, il l’obtint à 3-3 dans ce quatrième set, sous la forme d’une précieuse balle de break. Un ace lui siffla alors aux oreilles. Grande Sinner, qui venait dès lors, avec beaucoup d’autorité, de faire le plus dur. Quatre jeux plus tard, il réussissait une nouvelle fois le break au meilleur moment, à 4-5, pour égaliser à deux sets partout.
L’issue du cinquième set – le 35ème dans cet Open d’Australie, record égalé en Grand Chelem après l’US Open 1983 – promettait d’être historique, quel qu’en soit le vainqueur. Malheureusement pour le spectacle, il fut aussi assez rapidement dénué de suspense. Sinner, désormais sûr de son fait, réussit le break fatal pour mener 4-2, d’un coup droit gagnant. Et c’est aussi d’un coup droit gagnant qu’il paracheva sa victoire, sur sa première balle de match.
Ce 28 janvier 2024, Jannick Sinner fait donc une entrée fracassante dans le club des vainqueurs de Grands Chelems, riche désormais de 153 membres dans sa longue histoire (hommes uniquement). Une consécration patiemment construite pour le protégé de Darren Cahill et Simone Vagnozzi, avec une intelligence et une humilité jamais départies.
Une consécration aussi qui, même si elle ne sera pas immédiatement récompensée au classement – Sinner restera numéro 4 mondial – lui permet de devenir le premier joueur à signer un come back de deux à rien pour sa première finale de Grand Chelem depuis Gaston Gaudio à Roland-Garros 2004. Et d’envoyer un message fort : à l’issue de cet Open d’Australie 2024 de tous les frissons, l’épicentre du tennis mondial a sans doute fortement vacillé…