Roland-Garros, une question de survie pour le tennis français
Avant l’apparition du Covid-19, qui se souciait de la “Roland-Garros dépendance” ? Personne. Mais en 2020 quand le mot “annulation” a fait son apparition à côte de “Roland-Garros”, tout le monde a compris que si la Porte d’Auteuil tombait, le tennis français tomberait avec elle.
Avant l’apparition du Covid-19, qui se souciait de “la Roland-Garros dépendance” ? Personne. La quoi ? Non, rien. Le tennis français vivait dans sa bulle, dans ses querelles de clocher, célébrait une fois par an la fierté de la famille, vantait la tradition solide du tennis français. Mais en 2020 quand le mot “annulation” a fait son apparition comme éventualité à côté de “Roland-Garros”, tout le monde a soudain bien compris que si la Porte d’Auteuil tombait, c’est tout le tennis français qui tomberait aussi. Le tennis français n’est pas assis sur un socle indéboulonnable de traditions et de qualités ancestrales : le tennis français est assis sur Roland-Garros.
Rien ne peut exister sans le tournoi du Grand Chelem dont les revenus assurent, une fois par an, la vie et les ambitions de tout le système. “Le tournoi a représenté 261 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019 exactement. Pour un chiffre d’affaires total de notre fédération de 325 millions d’euros”, explique ainsi Hughes Cavallin, le trésorier général de la FFT. “On a deux grands secteurs : le secteur événementiel qui regroupe Roland-Garros et le Rolex Paris Masters de Bercy qui représente 281 millions d’euros. Et ce qu’on appelle les activités institutionnelles purement fédérales, qui représentent 32 millions d’euros. Ce qu’on appelle les produits événementiels, c’est 90% de nos recettes. Et parmi ces 90% de recettes, Roland-Garros représente 93% des 90%. Les 32 millions de recettes fédérales sont essentiellement le produit des licences et des cotisations statutaires.”
Pas de Roland-Garros, pas de tennis français
A ceux qui de temps en temps jettent un oeil compatissant sur ces fédérations nationales vouées au régime sec et aux ambitions réduites ad vitam aeternam du fait de l’aridité des comptes en banque, la Covid-19 vient rappeler qu’en France, nous sommes à un tournoi près de la même réalité. Sans Roland-Garros, terminés les centres d’entraînement dernier cri avec un staff permanent, les entraîneurs mis à disponibilité ici et là, les bourses pour les jeunes en développement, le staff médical aux petits soins. Terminés aussi les Ligues, le système de détection, la pléthore de tournois nationaux. Coupés en deux, au moins, les budgets des clubs. En 2020, le tennis français réalise qu’il est pieds et poings liés à son temple de l’ocre. C’est simple : pour garder la maison au niveau, il faut au moins 100 millions par an. Les chiffres de Hughes Cavallin sont implacables :
“Les dépenses purement fédérales, pour faire tourner à l’année maison (la direction technique nationale, l’aide aux territoires, les aides aux clubs, aux ligues, les bourses pour les jeunes, l’entraînement de nos meilleurs joueurs et joueuses, les aides aux tournois nationaux, l’organisation des championnats de France par équipes individuelles des actionnaires, les actions de tennis féminin), représentent un peu plus de 100 millions d’euros. Et on n’a que 32 millions de recettes fédérales. Toute la différence, c’est à dire 71 millions, est prélevée sur les produits de Roland-Garros. Sans Roland-Garros, on ne peut pas faire fonctionner le tennis français.”
Cette réalité a d’ailleurs bien vite rattrapé tous ceux qui avaient commencé par hurler contre la décision unilatérale prise par la FFT de décaler Roland-Garros à fin septembre. A un moment, les querelles de personnes sont mises de côté face à l’indiscutable : le tennis français ne peut pas se passer de 261 millions d’euros. Il faut jouer en 2020, sinon le régime détox sera sans pitié pour les années à venir.
“La Fédération joue son rôle”, Sueur
Antoine Sueur, le directeur du Tennis Club Lillois Lille Métropole et du Challenger que le club organise (un report est toujours espéré cette année), n’a pas attendu la crise pour se rendre compte de l’importance de Roland-Garros dans tout le tissu national. On peut bien pester devant les loges vides du Chatrier et siffler les VIP qui passent plus de temps à siroter du champagne qu’à regarder les shorts de Rafael Nadal, l’essentiel est ailleurs.
“Si Roland-Garros devait être annulé cette année, ça pourrait remettre en question toute la politique d’accompagnement menée par la Fédération à destination des clubs, des ligues, des tournois, à destination des joueurs aussi. On a reçu une dotation fédérale pour notre tournoi Challenger par exemple, et on espère ne pas avoir à la restituer. C’est aussi la fédération qui verse les subventions aux Ligues pour que celles-ci les reversent aux clubs. C’est tout ça qui serait remis en question. Le tennis amateur serait impacté, mais aussi le professionnel.”
Et c’est évidemment avec soulagement que Sueur a pris l’annonce de la FFT concernant la mise en place d’un fonds de soutien. “La fédération joue son rôle, elle présente un plan d’aide pour le tennis français à hauteur de 35 millions : une partie pour les clubs, une autre pour les tournois, une autre pour les enseignants, pour les joueurs.” Alors que l’optimisme est au beau fixe désormais et que Bernard Giudicelli et Hughes Cavallin assurent que Roland-Garros aura bien lieu en 2020, dans les clubs le débat du huis clos ou pas est inexistant. “Même organiser Roland-Garros à huis-clos serait un moindre mal pour le tournoi mais aussi pour tout le tennis français”, rappelle Sueur. On doit à tout prix jouer Roland-Garros cette année, devant des gradins vides, à moitié plein, au quart plein : peu importe.
“Le tournoi est indispensable”, Cavallin
Bien conscients de leurs responsabilités, les dirigeants de la FFT savent aussi que le timing est mauvais dans tous les sens : ils sortent d’une période de travaux dantesques et vont bientôt devoir rendre des comptes lors des élections. Il n’y pas le moindre début de marge pour ne pas assumer de tenir le tennis français à bout de bras. Cavallin l’assure : même si Roland-Garros devait être annulé cette année, le navire français ne coulerait pas.
“La Fédération ne sera pas en danger. Ce serait forcément une situation difficile à vivre, parce qu’on ne se prive pas de 260 millions d’euros de recettes sans que ça ait des répercussions. Mais grâce au travail de qualité fait ces dernières années, notre Fédération est solide. Donc même dans ce cas de figure, on passerait le cap et sans porter préjudice au fonctionnement du tennis en France, au moins en 2021. Mais dans le malheur que représente cette crise sanitaire, maintenant les gens vont être conscients de ce que Roland-Garros représente pour l’écosystème. Le tournoi est indispensable. Les droits de retransmission pour les télévisions, sur l’ensemble du monde, c’est une centaine de millions d’euros, la billetterie c’est 50 millions d’euros, les partenariats à peu près 60 millions d’euros, les hospitalités 48 millions d’euros, et après on a les produits dérivés pour environ 14 millions.
Si la sérénité à moyen terme est si grande,FF c’est que la FFT a déjà anticipé pour le pire, histoire de ne prendre aucun risque. Forte de l’état de ses comptes, elle a monté un dossier solide pour demander un coup de pouce de l’Etat, comme l’explique le trésorier général :
“On arrive au bout de la construction, avec un total de projets aux alentours de 400 millions d’euros, qu’on aura financés tout seul. Pas un euro d’argent public. Il n’y a donc pas de raison en effet qu’on ne puisse pas demander une contribution dans le cadre des prêts garantis par l’Etat. Normalement c’est une époque de l’année où il y a plein de sous qui rentrent. Mais pour le moment, ils ne rentrent pas, ça veut dire qu’on pourra avoir un différentiel de trésorerie. On va solliciter un prêt pour passer ce cap sans que ça remette en cause les fondations de la fédération.”
Et pourquoi pas sortir de “la Roland-Garros dépendance” ?
Et il ne faut pas oublier non plus que dans l’écosystème de Roland-Garros, il y a également la ville de Paris. Selon Hughes Cavallin, ce sont 270 millions d’euros qui pleuvent sur l’Ile-de-France (hôtels, restaurants, boutiques) pendant le tournoi du Grand Chelem. La solidarité est souhaitée à tous les niveaux. Il paraît qu’à toute chose, malheur est bon… Alors peut-être que cette crise aura deux effets : une prise de conscience autour de l’impossibilité pour le tennis français d’exister sans Roland-Garros, et donc aussi peut-être une envie de sortir de cette dépendance absolue.
Que Roland-Garros soit l’atout qui permet au tennis tricolore d’être tiré vers le sommet, évidemment. Mais est-il finalement bien sain que le tournoi soit devenu la vache à lait d’un sport qui ne cherche même plus aucun autre moyen de survie ? L’Allemagne et l’Italie, par exemple, n’ont pas de tournoi du Grand Chelem. Ce sont pourtant deux fédérations extrêmement puissantes aux poches bien remplies, et accessoirement avec des joueurs et des joueuses de premiers plans. Décentraliser un peu le tennis français aurait du bon. Même pour Roland-Garros, qui se verrait alléger à sa base pour mieux rivaliser encore avec ses trois rivaux. Une rivalité que la crise va d’ailleurs rendre encore plus acerbe.