L’hégémonie des Majeurs, encore accrue par la crise
Parmi toutes les leçons à tirer de la crise sanitaire qui secoue par ricochet le monde du tennis, il y en a une qui saute aux yeux : l’hégémonie des tournois du Grand Chelem en termes de leadership et de pouvoir sur le calendrier.
Parmi toutes les leçons à tirer de la crise sanitaire qui secoue par ricochet le monde du tennis, il y en a une qui saute aux yeux : l’hégémonie des Majeurs en termes de leadership et de pouvoir sur le calendrier.
Quand les Masters 1000 d’Indian Wells, de Miami et du Canada ont été annulés cette saison à cause du Covid-19, qui s’en est tellement ému qu’on a vu surgir des demandes pour leur trouver une autre place dans le calendrier de fin de saison ? Qui a affirmé que sans la tenue de ces tournois, les joueurs et le sport dans son ensemble étaient en danger ? Quand le circuit a été suspendu jusqu’à début août, où étaient les cris effarés des directeurs de tournois et de joueurs alors que des dizaines de tournois disparaissaient du programme ? Nulle part.
Pourtant, l’annulation de Wimbledon avait fait toutes les Unes de la planète sportive, et poussé joueurs et joueuses à poster des messages de tristesse sur les réseaux sociaux. Et cet événement avait été le premier grand choc psychologique du circuit, celui qui a fait sonner l’alarme, la vraie. Evidemment, ce deuil général autour de Wimbledon 2020 signifiait le deuil d’un pan de l’histoire et de la tradition du jeu, mais cela montrait aussi que le sport réalisait l’ampleur du désastre qui était en train de le secouer.
Les tournois du Grand Chelem n’étaient pas hors de portée du danger, alors personne dans le monde du tennis ne l’était. Il suffisait, pour s’en rendre compte, de voir les réactions passionnées et paniquées quand la possibilité de voir l’US Open annulé à son tour est survenue. Ces envolées n’étaient pas dues à la détresse face à la possibilité de voir un autre monument de l’histoire du jeu passer son tour, mais formaient une révolte contre l’idée insupportable de ne pas recevoir l’argent découlant du tournoi et dont beaucoup ont un besoin crucial en ce moment.
Les Majeurs ne sont pas en train de lutter pour leur survie mais le reste du circuit, oui
Et puis, est-ce que Wimbledon a soudain disparu des radars après l’annulation ? Pas du tout. Le tournoi a organisé de l’aide pour les résidents du quartier, mais aussi la NHS (service dans santé publique) puis a organisé des replay de ses grands classiques ainsi que d’autres contenus vidéo derrière le hashtag #WimbledonRecreated. Avez-vous entendu Indian Wells depuis son annulation ? Pas vraiment. Ils ont certes lancé les #TennisParadiseProfiles avec des morceaux choisis de matches des précédentes éditions en vidéo, mais le tout s’est un peu perdu dans la masse. Et on n’a pas non plus vu grand-chose en ce qui concerne les actions de soutien des communautés ou bien du jeu d’influence du circuit. Pourtant, c’est censé être le plus important tournoi du circuit juste après les Majeurs, régulièrement élu tournoi préféré des joueurs et des joueuses, et avec comme propriétaire le milliardaire Larry Ellison.
Roland-Garros et l’US Open ont offert leurs infrastructures à leurs villes respectives pendant la crise. Et dans les coulisses depuis l’annulation de Wimbledon, on ne cesse de les entendre. Mais les Masters 1000 ? Les ATP 500 et 250 ? Tous les tournois Premier et International de la WTA ? On a l’impression d’avoir plus entendu le tournoi-exhibition de Charleston invitational (23-28 June)…Mais si vous regardez un peu le nom de cet événement, “Credit One Bank Invitational”, vous aurez sans doute un début de réponse.
Les tournois qui ne cessent d’être en première ligne de visibilité sont ceux qui ne se sont pas soudain trouvés à questionner leur survie et l’état de leur budget sponsors. A l’image du Mutua Madrid Open qui a organisé un tournoi virtuel en avril, offrant le revenu généré à des oeuvres de charité. Ceux qui ne sont pas en train de se demander s’ils vont devoir renvoyer une partie de leurs équipes, de leurs budgets ou de leurs ambitions, gardent une présence, en coulisses aussi.
La toute-puissance des tournois du Grand Chelem sur le calendrier
Quand on pense que mois après mois sur le circuit, on entend souvent que non tout ne tourne pas autours des Majeurs, qu’on ne devrait pas négliger les autres tournois qui sont après tout la base du calendrier… Eh bien, les derniers mois n’ont pas exactement joué en faveur de cette théorie. Il suffit de regarder l’épisode Roland-Garros pour constater le véritable état du circuit : la fédération française a décidé unilatéralement de déplacer le tournoi en Septembre, sans aucune hésitation par rapport aux conséquences sur le calendrier ATP et WTA.
Le scandale ! Oui, pendant quelques jours en effet. Puis tout le monde revînt à la réalité : un Majeur a quasiment tous les pouvoirs. Les joueurs, ulcérés au début, sont rentrés dans le rang quand ils ont jeté un oeil à leur compte en banque et réalisé que sans ce changement de dates, Roland-Garros allait subir le même sort que Wimbledon.
Pourquoi jouent-ils tous au tennis ? Pour intégrer les grands tableaux des tournois du Grand Chelem. C’est ça, la réalité. Où se trouve le potentiel rapport de force à engager pour l’ATP et la WTA dans ce cas ? Allaient-ils vraiment retirer les points ? Dire à leurs joueurs de ne pas y aller ? On a bien vu ce qu’ils étaient en état d’obtenir : rien. Ce qu’un Majeur veut, un Majeur l’obtient. Pas seulement parce que ces quatre tournois ont l’histoire du jeu derrière eux, mais principalement parce que de nos jours ils ont tout l’argent et l’influence du monde dans ce sport.
Pour se mettre en avant, il faut des moyens et de l’influence
C’est pour ça que le silence de quelqu’un comme Larry Ellison, qui avait joué le sauveur pour la Coupe Davis, n’est pas franchement bon signe. Il ne s’est même pas battu pour que son site soit considéré comme une solution afin d’accueillir l’US Open quand New York s’est retrouvé dans les villes les plus touchées par la pandémie. A la place, sa compagnie s’est retirée des Oracle Challenger Series et Pro Series.
Pas un seul sponsor ne s’est retiré des Majeurs pour le moment. Et avec les revenus qu’ils dégagent, pas un seul de ces quatre monstres ne doute de sa présence en 2021. Oui, l’USTA a licencié une partie de son personnel avant même de confirmer qu’ils allaient bien essayer de faire jouer l’US Open cette saison, mais ils restent très loin de jouer leur survie. Les plus petits des tournois ATP et WTA, eux, sont entrés dans cette phase-là. La plupart des tournois du circuit n’ont pas les moyens nécessaires pour se mettre en avant, alors on a forcément l’impression qu’ils toujours dans l’ombre, sans réel pouvoir.
Bill Oakes, président du groupe qui représente les ATP 250 a ainsi dit au New York Times que cette catégorie d’événement ne faisait qu’“environ 125 000 dollars” de bénéfices, pour des budgets “d’environ 4 millions de dollars”. Alors maintenant imaginez un peu ce qui pourrait leur arriver si leurs sponsors, touchés par la crise, se retiraient. Quand on entend dire que l’ATP 500 de Bâle envisage de passer son passer son tour pour 2020 , vous comprenez la gravité de la situation. Si Bâle ne peut pas prendre le risque financier d’organiser le tournoi à huis clos…
Les Majeurs ne sont pas en train d’essayer de sauver leur peau en ce moment, alors oui ils peuvent faire de la communication et tirer les ficelles en coulisses. Avec des revenus qui se comptent en centaines de millions de dollars, ils vont aussi s’assurer de pouvoir couper la file d’attente afin d’arriver jusqu’aux premières positions. Et personne dans le milieu du tennis ne va essayer de les en empêcher parce qu’ils sont ceux qui peuvent encore sauver la saison 2020 : en permettant aux joueurs de gagner leur vie, en envoyant un message positif aux sponsors, en tirant dans leur sillage certains autres tournois. Sans l’US Open cette année, il n’y aura pas de Masters 1000 de Cincinnati. Et sans Roland-Garros, il y a une grande chance qu’il n’y ait pas de Masters 1000 de Madrid ou de Rome pour construire une tournée sur terre battue.
Le circuit se prépare à la bataille de 2021
Les seules exceptions à la règle sont sans doute le Rolex Shanghai Masters, avec ces poches profondes, la taille de ses sponsors et sa grande influence en Asie, et les Masters ATP et WTA à Londres et Shenzhen, parce que les contrats signés représentent une pluie de dollars. Les Finales pourraient ainsi sauver le budget de l’ATP pour l’exercice 2020, comme Michael Luevano, le directeur du Masters 1000 de Shanghai, nous l’avait confié. “Les principaux revenus de l’ATP proviennent des Finales, alors s’ils peuvent les organiser je pense qu’ils s’en sortiront. Mais si ce n’est pas le cas, alors ils devront modifier leur modèle économique.”
Mais pour organiser le Masters, il faut un classement légitime, et donc il faut pouvoir jouer encore quelques tournois cette année, avec en priorité les Majeurs. La WTA est dans la position la plus délicate puisque sa fin de saison se joue principalement en Chine, de même que le Masters, mais il n’y aucune certitude que le gouvernement chinois va laisser les tournois se dérouler cette saison. Pour le moment, c’est le cas mais il est bien trop tôt pour présager que ça le sera toujours en Octobre.
Et si nous n’entendons pas d’autres voix s’élever à part celles des tournois du Grand Chelem, c’est aussi sûrement parce que beaucoup de tournois se préparent déjà à la bataille qui pourrait faire rage en 2021. L’économie mondiale va continuer de souffrir, et le sport professionnel ne sera pas une priorité pour les investisseurs ni les sponsors. Les tournois du circuit va devoir se battre pour chaque dollar face aux autres sports pro mais aussi face aux autres tournois afin de s’assurer que leurs rivaux ne récupèrent pas leur part du gâteau.
Les Masters 1000, les WTA Premier et Premier Mandatory ne sont pas en voie d’extinction mais ces tournois pourraient tout de même devoir réduire la voilure en termes d’ambitions et de prize money. Et pourtant ce sont bien ces tournois qui tiennent la maison du circuit. Quand la situation sera redevenue plus ou moins normale, les Majeurs retrouveront quasiment les mêmes niveaux de revenus, et même s’ils devaient subir une baisse des droits télévisés et contrats de sponsoring, ils finiraient toujours avec une belle somme à la fin.
Le risque d’un tennis à sens unique
Les joueurs ont bien conscience des tournois dont ils ont le plus besoin et il s’agit encore et toujours des Majeurs, même pour les joueurs les moins bien classés : pas pour la gloire d’être dans le tableau, mais pour l’argent essentiel à leur budget annuel qu’ils récoltent dans les qualifications ou les premiers tours du tableau principal. Personne ne gagne sa vie grâce aux Challengers, aux Futures, aux ATP 250 ou aux WTA Internationals. Et donc personne en ce moment ne va aller se battre pour eux non plus. Le pouvoir de ces tournois sur le circuit est inexistant puisqu’ils ne pèsent pas tant que ça sur l’économie. Mais ils sont essentiels pour le classement de nombreux joueurs, sont là pour permettre aux nouvelles générations de trouver leur chemin et créent également beaucoup d’emplois.
A force de ne s’organiser qu’autour des Majeurs, le sport est en fait en train de prendre de gros risques qui sont désormais évidents du fait de la crise. Les tournois du Grand Chelem sont la propriété de leurs fédérations respectives et sont sous l’égide de l’ITF, pas de l’ATP ni de la WTA. La pression sur la question des points n’existent pas, puisque les joueurs sonneraient la révolte si jamais le circuit les retiraient. Et même si les joueurs de l’ATP sont en guerre froide avec l’ITF depuis une bonne décennie, ils ne franchiront jamais la ligne rouge incarnée par les tournois du Grand Chelem. Le pouvoir de ces quatre tournois sur le sport est quasiment sans limites.
Si demain l’USTA annonçait qu’ils repoussaient l’US Open à une autre quinzaine en plein milieu du programme révisé de l’ATP et de la WTA, rien ne pourrait les en empêcher. Ils ont bien décidé d’organiser l’US Open 2020 sans qualifications, avec la moitié du tableau de double en moins et en changeant tous les repères des joueurs, sans que personne ne puisse les faire dévier de leur route. Evidemment les instances discutent entre elles, apportent du feedback, mais tout le monde sait qui aura le dernier mot. Les joueurs l’ont parfaitement compris et c’est pour ça qu’ils sont entrés en conflit avec l’ITF et leurs propres dirigeants : leurs voix, en fin de compte, ne pèsent pas si lourd que ça dans le paysage général.
Les joueurs savent quel camp choisir
Leurs carrières se font et se défont selon leurs performances en Grand Chelem, le niveau de leurs comptes en banque aussi. Voilà comment on finit avec un circuit qui passe son temps à servir de tour de chauffe pour ces quatre blockbusters. Combien de fois Rafael Nadal a-t-il dit que s’il désirait gagner à Madrid, Barcelone ou Rome c’était pour la valeur de ces tournois et pas parce qu’ils représentaient une bonne préparation pour Roland-Garros ? A chaque fois qu’il lui est demandé comment il va utiliser ces tournois pour se préparer en vue de Paris.
L’ATP Cup : une superbe mise en jambes pour l’Open d’Australie. Halle ou le Queen’s : le top du top pour préparer Wimbledon. Le Canada, Cincinnati, Washington, Atlanta, Winston Salem : on les appelle désormais surtout les US Open Series ou bien la tournée américaine. Avant le Covid-19, ce n’était pas un énorme problème, sauf pour quelques ego. Après tout, ces tournois récupéraient les meilleurs joueurs, beaucoup de fans dans les stades et devant la télévision, ainsi que pas mal d’argent des sponsors. Alors tout le monde acceptaient de vivre un peu dans l’ombre des Majeurs.
Mais avec les conséquences du coronavirus, le fossé devient gigantesque. Egalement en ce qui concerne les moyens que le circuit peut mobiliser afin de soutenir les joueurs et lui-même. “On a vraiment beaucoup insisté pour obtenir ce fonds de soutien”, nous expliquait Anastasia Pavlyuchenkova. “Nous avons sans arrêt demandé aux tournois du Grand Chelem, puisqu’ils étaient les seuls à pouvoir distribuer ces sommes. L’ATP et la WTA n’étaient pas préparés pour ça.”
Les tournois, déjà en train de se battre pour leur survie, n’avaient pas franchement envie de mettre la main à la poche pour financer les joueurs qui restent des contracteurs indépendants. Alors ça a pris du temps pour que tout le monde se mette autour de la table et trouve une solution. Cette dernière fut de convaincre les Majeurs et l’ITF de participer aux côtés de la WTA et l’ATP pour un total de 6 millions de dollars. L’ITF a aussi ajouté un bonus pour les joueurs les moins bien classés.
Le circuit doit mériter le retour de son autonomie
Où que vous regardiez, vous ne verrez plus d’indépendance du circuit par rapport aux Majeurs. Le sport entier dépend de ces quatre tournois. La majorité des revenus des joueurs dépend également d’eux. Tout le monde dans la rue vous citera sans souci leurs noms, mais combien de personnes nommeront tous les Masters 1000 et les Premier Mandatory ? Combien de tournois ATP et WTA ont la visibilité et l’influence pour tenir toute la saison ? Combien ont pu endosser le rôle de soutien pendant la crise ?
La réalité est que les Majeurs ont pris de manière naturelle le rôle de leaders de tout le sport, et que pour le coup il n’y a cette fois pas une voix pour les contester. C’est en fait plutôt le contraire : tout le monde semble ravi de les laisser montrer la voie et s’occuper de sauver la saison. Le pari pourrait être risqué : les montants du prize money sur le circuit vont forcément baisser du fait de la crise, et donc l’écart avec les tournois du Grand Chelem ne va faire que s’accentuer. Ce n’est jamais une bonne idée de laisser quelqu’un avoir une emprise pareille sur son niveau de vie mais ce pourrait bien être le sort du circuit, de son calendrier, de son niveau d’influence et de marge de manoeuvre.
Il y aura un prix à payer
Voilà peut-être aussi pourquoi l’ATP et la WTA ont lancé cette idée de fusion, ou même de gouverneur du sport. On est toujours plus fort en se serrant les coudes quand il faut aller se battre pour garder son territoire et son pouvoir. Et il pourrait en effet être salvateur de pouvoir compter sur un superviseur qui assurera que chaque participant reçoit une part égale. Il est tout à fait possible que le Covid-19 finisse par pousser le sport à changer la façon dont ses institutions fonctionnent et sont gouvernées. Et ce serait peut-être une bonne chose.
Mais la situation pourrait aussi signifier que certains tournois ATP et WTA ainsi que certains joueurs mal classés paient le prix d’un sport qui va encore se resserrer autour des produits les plus susceptibles de faire venir les sponsors, les téléspectateurs ou les acheteurs de tickets dont l’argent ne va plus autant sortir du portefeuille qu’avant le cauchemar Covid-19. Les Majeurs vont survivre, ils le savent, tout comme ils savent qu’avec cette crise ils viennent de gagner un pouvoir non négligeable. La question est maintenant de voir qui sera capable de rester dans leur sillage dans les années à venir.